Le «mariage pour tous», le débat oublié de la Réforme
Il y a tout juste 500 ans, le 29 janvier 1523, le prédicateur Ulrich Zwingli défend ses thèses réformées devant les autorités zurichoises. Parmi celles-ci, la question du célibat des prêtres tiendra un rôle décisif dans le processus de réforme de l’Eglise, comme l’explique l’historien Olivier Christin de l’Université de Neuchâtel, spécialiste des questions religieuses et politiques. Interview.
Le mariage pour tous, véritable déclencheur de la Réforme?
En effet, la question du mariage des religieux – clercs, prêtres, bonnes sœurs – a été une des premières disputes à être débattue publiquement, et ce dès les débuts du processus réformateur. La controverse a d’ailleurs été tout aussi virulente que lors des débats sur l’actuelle acception du terme «mariage pour tous».
Comment cette revendication s’est-elle imposée chez les futurs réformateurs?
Les premières critiques à l’endroit du célibat des religieux remontent à la fin du Moyen Age, avec les querelles autour des prêtres concubinaires et du recours à la prostitution de la part de certains clercs. Il y a, à cette époque, toute une littérature et iconographie représentant ces hommes d’Eglise comme libidineux et ayant des maîtresses. Et ce n’est pas qu’un fantasme: selon les sources officielles, dans certaines régions, la proportion de clercs et de curés concubinaires frôle les 30%.
Pour les réformateurs, le vœu de chasteté serait donc la cause de cette immoralité?
Exactement. Pour Zwingli, pour Luther, pour Bucer, le mariage peut également constituer une voie de chasteté. En relisant les épîtres de Paul, ils se rendent compte que le modèle prôné du célibat et de la virginité n’est pas exclusif. De fait, si des religieux ne se sentent pas appelés par le célibat, il existe un autre modèle qui est tout aussi pieux et moralement louable: le mariage. Un mariage honorable apparaît dès lors comme le meilleur rempart contre la débauche.
Comment expliquer que ces réflexions apparaissent simultanément? Luther et Zwingli étaient-ils en contact?
Il s’agit de deux réformes exactement contemporaines, à quelques mois près de l’année 1522. Celles-ci n’ont cependant pas les mêmes fondements théologiques. Luther et Zwingli se connaissent, ils se lisent surtout, mais ne s’apprécient guère. Sur différents points de doctrine, leurs positions sont même inconciliables. Pour autant, ils se posent les mêmes questions, notamment sur tout ce que l'Église médiévale leur semble avoir ajouté à la pureté du message évangélique: les vœux perpétuels, les règles du Carême, les indulgences, etc.
En ce qui concerne l'interdiction de se marier pour les prêtres, ne prêchaient-ils pas aussi un peu pour leur propre paroisse – soit vie personnelle?
En effet, il semble que Zwingli ait fait l’objet d’une accusation publique au sujet de relation sexuelles qu’il aurait eues avec une jeune Zurichoise, en 1518. La controverse de 1522 sur le célibat ne manque donc pas d’apporter des réponses à son propre vécu, soit de justifier sa conduite. D’ailleurs dès 1522, il vivra avec Anna Reinhart, une veuve qu’il épousera officiellement seulement en 1524.
Et du côté de Luther?
Cette question théorique autour de la moralité du clergé renvoie chez lui à une question pratique. Alors que beaucoup de monastères vont fermer, à Genève comme à Zurich, Luther se retrouve face à la question de ce qu’il va advenir de ces religieux et religieuses. Vont-ils pouvoir rentrer dans le monde? Se marier? Luther va d’ailleurs épouser une ancienne religieuse, Catherine de Bora, en présentant ce mariage comme un devoir religieux, un sacrifice. Il écrira: «Ce sera ma croix. J’entre dans le mariage en renonçant à la pleine gestion de mon temps libre.» Ces interrogations se posent à des dizaines de religieux, au point de devenir une question sociétale dans les villes en train de basculer dans la réforme, comme Wittenberg, Strasbourg, Zurich ou Berne.
Quelles réactions a suscité cette prise de position pour le droit au «mariage pour tous les hommes»?
Ils vont être vivement attaqués. On les accuse de vouloir renoncer à leurs vœux de chasteté non pour des raisons théologiques mais pour pouvoir débaucher des religieuses et s’adonner à leurs désirs charnels. Ce reproche va perdurer tout au long des guerres de religion, non seulement en Suisse, mais en France, en Belgique et puis dans les pays du Sud. Accusés de débauches, les protestants argumentent qu’au contraire, le mariage est une discipline du corps et un moyen de le maîtriser.
Quelle était justement la vision du mariage à cette époque?
Rappelons un point dogmatique: le mariage est un sacrement chez les catholiques, tandis que pour les protestants, le mariage est juste un contrat entre deux personnes. Mais dans les deux confessions, le mariage reste une convenance sociale, c’est-à-dire le moyen de créer des dynasties. Il y a des stratégies matrimoniales que l’on va cependant surveiller au sein de ces nouvelles familles protestantes.
C’est-à-dire?
Les pasteurs qui se marient font très attention à ne pas se marier avec quelqu’un qui n’est pas de la même condition. On reste dans le même milieu social: le monde urbain, les filles d’hommes de lettres, de marchands, de juristes, d’universitaires. Le pasteur et sa femme vont ainsi devenir un modèle public de la bonne famille chrétienne. Le rôle de l’épouse est d’ailleurs très important. Elle est l'exemple de la vertu: de la bonne mère, qui éduque les enfants et tient bien sa maison. Le foyer pastoral devient le modèle de ce que devraient être toutes les familles.
Comment comprendre, cinq siècles plus tard, la rigueur catholique sur cette question du célibat des prêtres?
Il y a une raison historico-théologique qui est que, comme le mariage, l'ordination est considérée comme sacrement et que le clergé bénéficie d’un statut spécifique.Aujourd’hui il y a aussi une raison politique à ce refus, qui est qu’à partir des années 1970-1980, l'Église catholique a choisi le terrain de la sexualité – celui du refus de l'homosexualité, de la contraception, de l'avortement, des préservatifs dans la lutte contre le sida– comme terrain de lutte contre la modernité.
Pour finir, y a-t-il un lien entre cette question du mariage pour tous et les autres remises en question opérées par la Réforme?
Qu’il s’agisse du mariage ou de la question du jeûne ou du Carême, les réformateurs vont mettre en avant la liberté du chrétien. Il n’y a plus besoin de contrôler les pulsions avec ces règles extérieures, mais avec une vraie morale personnelle librement choisie. Tous ces sujets renvoient au sujet majeur de la Réforme: le salut ne dépend pas des bonnes œuvres de chacun, mais de la seule grâce de Dieu.