«Notre islam se base sur la connaissance de l’autre et la paix des religions»
Les yeux rivés sur le sol en marbre lustré, j’admire les rares rayons de soleil qui traversent la verrière et se reflètent sur le sol. J’explore du regard l’architecture faite d’alcôves soutenues par de hautes colonnes et l’espace d’un instant, je suis transportée en Orient. Je suis bien vite ramenée à la réalité par la femme qui m’accueille. «Vous êtes Suissesse?», demande-t-elle en m’invitant à prendre place sur une chaise.
Un homme pressé
Dans une poignée de minutes, il sera 11h et je retrouverai Nourredine Ferjani, imam de la mosquée du Petit-Saconnex à Genève, pour parler de la nouvelle formation pour les imams qui a ouvert ses portes à l’automne à l’Université du bout du lac. Mais pour l’heure, mon interlocuteur est occupé. J’attends donc dans un bureau contigu à la salle plongée dans la lumière. La pièce fait à peine 2m2. La paperasse éparse s’entasse dans les étagères qui occupent les murs. Sur le bureau, le téléphone ne cesse de sonner au milieu des piles de dossiers. La porte s’ouvre enfin. Un petit homme en costume en sort. A ma vue, il porte sa main à son front, l’air hébété. L’imam surbooké a oublié notre rendez-vous. Mais «Soyez la bienvenue. Je vous prie de m’excuser. Je suis en pleine préparation d’une présentation sur la Convention des droits de l’homme que je dois effectuer demain, dans le cadre de la formation pour laquelle vous venez m’entretenir», m’explique fébrilement Nourredine Ferjani. Il s’assied derrière son bureau, j’opte pour l’un des quatre fauteuils de cuir cerclant la table basse.
Devant lui, les papiers s’amoncellent. «J’ai suivi des études de droit, mais ça ne m’épargne pas de travailler cette présentation», lâche-t-il tout sourire. Nourredine Ferjani occupe le poste d’imam à la mosquée du Petit-Saconnex depuis un an. Ils étaient trois, mais depuis novembre dernier, il occupe seul la fonction. Quatre employés de la mosquée, dont deux imams, soupçonnés d’être des «fichés S» en France, ont été licenciés.
L’imam ne manque pas de travail et ne le cache pas. Aménager du temps pour se former en parallèle à un emploi à plein-temps dans la plus grande mosquée de Suisse, demande un peu d’organisation.
Retour sur les bancs de l'uni
«Aujourd’hui, je fais l’impasse sur 80% des appels que je reçois. Je ne parviens pas à tout faire. Les nouveaux responsables de la Fondation culturelle islamique de Genève (FCIG) dont dépend la mosquée cherchent d’ailleurs des solutions.» Et pourtant, au semestre de printemps, Nourredine Ferjani a rejoint les bancs de l’Université de Genève pour suivre la nouvelle formation pour les imams. «Nous avons besoin de comprendre la réalité dans laquelle nous vivons. J’ai beau être en Suisse depuis vingt ans, je peux toujours en apprendre plus. Il est donc juste pour moi d’y participer.» Derrière son bureau, Nourredine Ferjani pousse sur le côté les feuillets de son exposé et s’installe confortablement contre le dossier en cuir de sa chaise.
Arrivé sur le territoire suisse en 1998, ce quinquagénaire d’origine tunisienne a passé son bac en Syrie et a obtenu sa licence en théologie islamique au Soudan, suivi d’une licence en arabe classique et en philosophie. En 2010, après un bachelor, il obtient, un master en droit à l’Université de Neuchâtel. Et pendant dix ans, il a été imam à La Chaux-de-Fonds et Neuchâtel, avant de postuler à la FCIG. «A l’université, nous explorons le droit, l’éthique, l’histoire suisse et genevoise et avons une réflexion générale sur les textes islamiques, détaille-t-il. Lire les textes que j’ai déjà étudiés, avec mes concitoyens, me permet notamment de voir comment l’autre les comprend et donc comment il va me comprendre. » C’est donc sans équivoque que l’imam, qui jongle avec des fidèles de septante nationalités différentes, estime que ce cursus est autant utile que nécessaire.
Un point de vue que partage le secrétaire saoudien de la Ligue islamique mondiale (LIM), organisation panislamique sunnite basée à La Mecque, dont dépend la FCIG. De passage à Genève en novembre dernier, le secrétaire a accordé une interview à La Tribune de Genève. Il y expliquait avoir visité le département chargé de la formation pour les imams de l’Université de Genève. Impressionné par le programme, il avouait que la LIM serait même prête à la subventionner. «La LIM manifeste ainsi une volonté d’ouverture, de compréhension de l’autre et des différentes religions pour œuvrer pour le bien de tous. Je crois à cette subvention», réagit l’imam.
Interpréter les texte, lutter contre l'extrémisme
Une volonté qui s’exprime aussi, selon lui, avec le changement de direction de la FCIG, nommée par la LIM. «On veut lutter contre les extrémismes, et avoir une vision de l’islam basée sur la connaissance de l’autre et la paix des religions», continue-t-il. Accoudé à son bureau, il précise que ses propos sont les siens et qu’il ne s’exprime pas en tant que représentant de la Fondation.
Après la formation universitaire pour les imams, à quand une Faculté de théologie islamique, comme semble l’envisager d’autres responsables de communautés musulmanes de Suisse romande?
«C’est pour moi tout à fait envisageable. Reste en suspens la question des compétences de ceux qui y enseigneront et de la façon dont est envisagée la théologie enseignée. En islam, le message est unique, mais les interprétations sont différentes. Aussi, une même question reçoit des réponses qui diffèrent selon les cultures et la situation de la personne qui la pose. J’ai eu la chance d’étudier les différentes doctrines islamiques, dans un pays très ouvert. Ce n’est pas le cas partout.» Or en Suisse, l’islam est pluriel, et le risque d’un décalage est inévitable.
Mais ce que déplore Nourredine Ferjani, c’est la perte, chez les musulmans, de la «faculté d’Idjtihad. Cet effort d’interprétation des textes fondamentaux s’est perdu au fil des siècles. Alors même que le monde musulman était rempli de débat, aujourd’hui, on blâme la réflexion. On ne revient plus au texte, mais vers celui qui l’explique. Or cet effort s’impose pour vivre ensemble et éviter le repli communautaire.»
L’entretien touche à sa fin. Nourredine Ferjani s’excuse une dernière fois: «Je ne peux même pas vous inviter à partager ma table. Je dois encore terminer cette présentation et je vais devoir manger à mon bureau. Mais repassez me voir et nous dînerons ensemble.» En sortant de son bureau, je jette un dernier coup d’œil à la verrière. Le ciel s’est rempli de nuages.