Des procès qui musèlent les ONG
Le sondage a été réalisé par l’EPER (Entraide protestante) en 2022. Contre onze ONG suisses actives dans le domaine des droits humains, de la défense de l’environnement ou de la lutte contre la corruption, douze plaintes étaient en cours, dont onze déposées depuis 2018. Les menaces de poursuites judiciaires s’intensifient aussi pour ces ONG: deux entre 2000 et 2010, contre neuf entre 2015 et 2022. Cette recrudescence intervient dans une transformation du contexte médiatique (information en continu, avènement des réseaux sociaux, diminution du temps d’attention). Elle s’inscrit aussi dans un schéma de mobilisation collective devenu classique: une ONG publie un rapport mettant en cause les agissements d’une entreprise. Cette dernière la menace de «poursuites juridiques» si le document n’est pas retiré ou expurgé avant publication. Et la société finit par porter plainte.
Routinisation des plaintes
C’est bien la routinisation de ces dépôts de plaintes qui les rend abusives, aux yeux des ONG. «Tout le monde a le droit de se sentir diffamé et de faire appel à la justice», explique Agathe Duparc, enquêteuse pour l’ONG Public Eye. «Mais nous observons que, souvent, l’enjeu pour les entreprises n’est pas de remporter une procédure, mais d’obtenir le retrait des publications, de démontrer à leurs banques et créanciers qu’elles agissent.»
Un exemple? En février dernier, la société Kolmar basée à Zoug a perdu en première instance un procès pour diffamation contre les auteurs d’un rapport publié par Public Eye et Trial International. Celui-ci révélait l’achat par l’entreprise de gasoil provenant d’un réseau de contrebande, dans le contexte du conflit armé en Libye, en 2014-2015. Le tribunal a reconnu que les critères journalistiques de ce travail étaient respectés. Malgré cela, Kolmar a fait appel de la décision et a intenté une action au civil, réclamant près de 1,8 million de francs de dommages et intérêts.
Les démarches de ce type ont beau comporter une dimension de communication, elles ont un impact bien concret sur les ONG et leurs équipes. «Cela implique de provisionner de l’argent, de payer des avocats, et c’est très chronophage», énumère Agathe Duparc. Mais l’effet le plus redoutable de ces procédures-bâillons reste la potentielle autocensure des associations. En même temps, souligne l’enquêteuse rodée, qui a notamment travaillé pour le média d’investigation indépendant Médiapart, «cela nous oblige à renforcer nos standards concernant la vérification et le recoupement des informations».
Donner un signal politique
Tout comme les médias et journalistes travaillent désormais en consortium pour pouvoir révéler des affaires d’envergure internationale (SwissLeaks, Panama Papers…), les ONG font maintenant bloc pour affronter les procédures-bâillons. C’est ainsi qu’est née à l’automne 2023 l’Alliance suisse contre les Slapp (Strategic Lawsuits Against Public Participation, ou procédures-bâillons), qui réunit une vingtaine d’ONG (dont l’EPER et Action de carême) et de médias indépendants. L’enjeu est de mutualiser les ressources humaines et financières. Mais aussi et surtout de «donner un signal politique», explique Christa Luginbühl, membre de la direction de Public Eye en Suisse. «Ces procédures-bâillons portent atteinte aux valeurs démocratiques.» En Europe, une directive anti-slapp a été adoptée en mars 2024.