La médecine face aux choix éthiques

En cas de pandémie, comment continuer à suivre les autres personnes malades, notamment graves Et qui a priorité pour accéder à certains équipements? Sauver un maximum de vie exige des choix épineux. / DR
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En cas de pandémie, comment continuer à suivre les autres personnes malades, notamment graves Et qui a priorité pour accéder à certains équipements? Sauver un maximum de vie exige des choix épineux.
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La médecine face aux choix éthiques

En cas de pandémie, comment continuer à suivre les autres personnes malades, notamment graves Et qui a priorité pour accéder à certains équipements? Sauver un maximum de vie exige des choix épineux.

Deux fois par jour, Anja (1), Biennoise de 41 ans, est prise de violentes crises de fièvre et de tremblements qui la laissent «totalement épuisée. C’est une vraie bombe pour le corps», souffle-t-elle au téléphone. Son mal l’accompagne depuis plusieurs semaines. Ses symptômes étant atypiques, aucun diagnostic n’a encore pu être posé. Début mars, Anja entrevoit une lueur d’espoir, en contactant le portail pour maladies rares. Mais le coronavirus passe par là et depuis, Anja sent bien que son cas est la dernière des priorités.

Comme Anja, des dizaines de milliers de patients voient leur prise en charge modifiée, voire suspendue. «Toute intervention qui ne peut pas être repoussée de plus de trois mois sans compromettre le pronostic vital ou les capacités de récupération fonctionnelle sera effectuée. Toutes les autres interventions seront reprogrammées à une date ultérieure», prévoient en effet les nouvelles directives des HUG, similaires à celles prises dans tous les établissements hospitaliers.

Des choix qui font sens selon le professeur Frédéric Triponez, chef du département de chirurgie des HUG. «Certains cancers évoluent lentement; on peut attendre trois mois sans risques pour des petits cancers de la prostate, de la thyroïde, du sein, sans autre impact que l’angoisse pour les patients», précise-t-il.

Hiérarchiser les urgences

Le but est en effet de solliciter le moins possible la chirurgie. En proposant des traitements alternatifs, qu’il s’agisse de guérir un cancer ou de réparer un bras. «Certaines tumeurs peuvent se traiter autrement, d’autres options qui fonctionnent tout aussi bien sont proposées. Tout comme pour une fracture du poignet, on peut mettre un plâtre durant six semaines et éviter ainsi une intervention. L’impact sera peut-être un peu plus de douleurs ou une moindre de qualité de vie pendant quelque temps mais avec récupération fonctionnelle équivalente», explique le chirurgien.

Une situation qui concerne finalement potentiellement tout le monde: la qualité des soins est dégradée en période de pandémie. A chacun de prendre sur soi. Ce principe repose sur le modèle d’une «société juste», selon les termes du philosophe John Rawls. «L’idée c’est de dire: quelle société future aimerions-nous avoir, si nous ne savons pas la place que nous y occuperons? Par analogie, en cas de pandémie, comment souhaiterions-nous que la réponse épidémique soit effectuée si nous ne savons pas qui le virus contaminera?» expose Samia Hurst bioéthicienne et médecin, consultante du Conseil d’éthique clinique des HUG. «Ainsi il est plausible que nous souhaiterions que les ressources médicales soient disponibles pour chacun de nous. Ce qui explique que chacun accepte que ce qui peut attendre, doit attendre.»

Pour d’autres situations, le choix est plus complexe. «Certains cas oncologiques, un cancer du poumon très avancé par exemple, ne peuvent pas attendre trois mois», poursuit la bioéthicienne. «La question est discutée de manière multidisciplinaire. Le virus est très toxique. Opérer présente aussi le risque que la personne soit contaminée par le virus lors de son hospitalisation. L’un des critères importants est celui des ressources disponibles en soins intensifs.»

C’est en effet ces ressources - respirateurs, lits, personnels qualifiés - qui sont particulièrement sur-sollicitées en raison du Covid. Et c’est elles qui doivent être rendues disponibles pour un maximum de personnes, pour pouvoir sauver un maximum de vies.

Trier les patients?

«Le triage des patients, s’il doit être effectué, ne se fera donc pas en fonction du Covid mais en fonction de celles et ceux – toutes pathologies confondues – qui auront le plus de chance de bénéficier des soins intensifs», explique Frédéric Triponez. Le souci? Les soins intensifs risquent l’engorgement. Dans cette situation extrême, le choix ne sera pas tellement de pouvoir donner accès à ces soins…que de décider de les stopper pour certains patients. Pour Frédéric Triponez, ces choix éthiques ne sont pas nouveaux, ils se posaient déjà pour les professionnels de soins intensifs hors pandémie. «Parfois, la question de savoir jusqu’où intensifier les soins, compte tenu des comorbidités, des chances de survie, de l’âge très avancé de la personne et du bénéfice faible de tout cet investissement pose question.»

Dans le cas du Covid-19, face au besoin de «triager» entre les patients, des recommandations éthiques de l’Académie des sciences médicales ont d’ailleurs spécialement été édictées. Elles reposent sur trois principes éthiques: l’équité, le fait de sauver le plus de vies possible, et la protection des personnels concernés.

«L’égalité veut dire qu’il n’y a pas de priorité selon tous les critères de discriminations: sexe, âge, canton, type de pathologie. La valeur de la vie de chacun est tenue pour égale», cadre la professeur Samia Hurst.Le principe de «sauver le plus de vies possible» vient nuancer ce premier critère. «Il signifie que l’on observe l’état de santé à court terme. Or souvent, dans la maladie du Covid-19, l'âge est un marqueur fiable de pronostic à court terme. Si vous vous retrouvez sous ventilation en soins intensifs à 80 ans, vos chances de survivre s’effondrent», explique la professionnelle. Si une personne est retirée des soins intensifs, ce n’est donc pas parce qu’on considère, subjectivement, qu’il lui reste moins d’années à vivre. C’est, objectivement «que son état médical lui garantit un pronostic de survie trop faible..»

Le troisième critère, la protection des soignants, demande d’éviter la surcharge physique et psychique aux soignants. Autrement dit, il s’agit d’essayer d’économiser au maximum les ressources des soignants, puisque si ceux-ci font défaut ou sont infectés, davantage de patients souffriront de la pénurie de ressources.

Choisir d’arrêter les soins

Reste enfin la question de qui prend la décision d’arrêter les soins ? Dans un article récent de la revue scientifique New England Journal of Medicine, plusieurs chercheurs pointent la difficulté pour les professionnels de décider d’arrêter des soins intensifs pour les patients dont ils ont la charge. L’article recommande notamment que la décision soit prise par des professionnels expérimentés et qui n’ont pas directement eu de relation de soin avec les patients concernés.

Cette approche sollicitant un «comité externe» n’a pas été retenu aux HUG pour le moment. Contacté, le CHUV n’a pas encore pu répondre à nos sollicitations sur ce point. Dans tous les cas, la décision est toujours «collégiale» confirment Samia Hurst et Frédéric Triponez. Ce sont les équipes de soins intensifs, en collaboration avec les spécialistes des pathologies concernées qui les prennent. Pour ces choix difficiles, les familles sont bien entendues consultées. Cependant soulignent Samia Hurst et Frédéric Triponez, elles sont sollicitées non pour donner leur propre avis, mais «pour mieux connaître les volontés du patient». Certains souhaitent en effet éviter à tout prix la réanimation ou le maintien sous respirateur artificiel. Dans ce contexte, il est plus que jamais important de préparer ses directives anticipées en cas de fin de vie, rappelle Samia Hurst. «Quand le système hospitalier est sous tension comme c’est le cas actuellement, il faut avant tout éviter de mettre en soins intensifs des gens qui ne l’auraient souhaité en aucun cas et d’occuper des lits en pure perte s’ils peuvent servir à d’autres.» Et de conclure: «Si l’on sait ce que l’on veut, c’est le moment de parler avec sa famille de ses souhaits en la matière de fin de vie, ou de l’écrire. C’est toujours quelque chose de prudent. Aujourd’hui, c’est aussi un acte de civisme.»