Au secours, on veut me protéger!
Médication forcée, enfermement dans une chambre de soins, fixation par sangles... En matière de soins psychiatriques, la contrainte fait toujours partie du paysage. Au nom de la protection du patient ou de son entourage, elle est encore aujourd’hui légalement autorisée en Suisse. Elle n’en pose pas moins de nombreuses questions, notamment par rapport au respect de la dignité humaine, et génère bien des traumatismes et autres difficultés pour les personnes concernées, tant du côté des patients que des soignants, en passant par leur entourage ou les représentants des forces de l’ordre qui peuvent être appelés à intervenir. Pour son 30e Congrès annuel, les 8 et 9 mai, le Groupe d'accueil et d'action psychiatrique (Graap) a ainsi décidé de se plonger dans cette problématique des plus délicat, en cherchant d’ailleurs à n’éviter aucune question.
Protéger qui?
De fait, quid de la pertinence de la contrainte? Dans quelle mesure est-elle encore nécessaire en psychiatrie? «Quand elle est appliquée à bon escient, la contrainte n'est pas là pour punir, mais pour protéger», répond Elisabeth Sturm, paire praticienne en santé mentale et juge assesseure auprès du Tribunal de protection de l’adulte et de l’enfant (TPAE) de Genève. «De ce point de vue, elle sera vraisemblablement toujours d'actualité.»
Mais, pour reprendre le titre du Congrès, qui s’agit-il de protéger finalement? «Légalement, la contrainte entre en ligne de compte lorsque la personne risque de porter atteinte à elle-même ou à autrui», stipule celle qui donnera une conférence sur le sujet. Et d’enchaîner: «Si le fait de forcer quelqu'un à se soigner ou de l'empêcher de se faire du mal peut, certes, sembler et parfois même être abusif, lui éviter de se trouver dans une situation où elle risque de blesser une personne tierce me semble justifié. Pour autant, évidemment, que ces mesures soient appliquées avec circonspection et proportionnalité.»
«La contrainte est nécessaire si le but visé est plus important que celui de la liberté. Ici je veux parler de la protection de la vie», formule à son tour le capitaine Christian Pannatier, chef de division à la police de Lausanne. «Dans les relations des policiers avec le monde psychiatrique, ce sont les personnes en souffrance qui nous relient. Ces personnes ont parfois besoin de sécurité, au-delà de leur simple volonté, parfois elles transgressent des lois et des règlements et parfois elles sont perdues. La police peut contribuer à leur sécurité et leur prise en charge primaire.»
Sa dignité en jeu
Mais qu'en est-il de la dignité de la personne dans ces circonstances? «Évidemment, priver une personne d'une partie de sa liberté, que ce soit sa liberté de mouvement, d'expression, d'aller et venir, etc. peut affecter la dignité de la personne contrainte», admet Elisabeth Sturm. Et de nuancer immédiatement: «Pour avoir été personnellement dans une situation justifiant et ayant donné lieu à une mesure de contrainte (une hospitalisation d'office), je peux cependant affirmer que ma dignité aurait été encore bien plus mise à mal si on m'avait laissée errer dans les rues en insultant les passants et en commençant à me montrer même physiquement agressive!»
Pour le capitaine de police, «la dignité et le respect de l’autre doit en tous temps guider l’action policière. Je dis souvent que la matière première de la police reste l’être humain». Mais comment faire, concrètement, lors de telles interventions pour respecter cette dignité? La réponse passe en grande partie, selon le responsable, par la capacité des agents à «rendre compte, soit être dans la capacité d’expliciter notre action et lui donner du sens».
Diversité d’appréciation
Pour le Dr Georges Klein, médecin-chef à l’Hôpital psychiatrique de Malévoz, à Monthey, il convient de rappeler combien la perception de ces mesures revêtent un aspect subjectif, lié en grande partie à la culture institutionnelle. Interrogé pour le magazine Diagonales publié par le Graap, il présente d’ailleurs quelques-unes de ces différences notoires: «En Grande-Bretagne, l’attachement est par exemple proscrit et la médicamentation forcée privilégiée, alors que cette dernière est considérée comme extrêmement grave en Allemagne, où elle a même été interdite entre 2011 et 2013.» En Suisse, si les conditions de la contrainte en psychiatrie sont devenues très strictes, il n’en reste pas moins que les pratiques varient également d’un canton à l’autre et d’une institution à l’autre. Une liberté d’appréciation qui ne manque d’ailleurs pas de poser problème, chaque établissement, canton, y allant de sa propre sensibilité...
Pour autant, les choses semblent évoluer dans le bon sens, selon Elisabeth Sturm. «Bon nombre des mesures communément admises comme étant inacceptables (mesures de contention physique, notamment) ont progressivement été, selon les établissements ou les contrées, abolies ou "en voie de disparition" ou encore du moins limitées aux situations qui le requièrent impérieusement», constate-t-elle.
Ce qui reste cependant inacceptable, à ses yeux, «et ce quelle que soit la mesure envisagée, c’est d'ordonner des mesures de contrainte lorsque les conditions justifiant le recours à ces pratiques ne sont pas remplies», exprime-t-elle. «Je pense en particulier à des mesures en apparence peut-être "moins sévères", comme l'obligation de traitement ou l'isolement, qui sont parfois appliquées plus par "facilité" ou par impuissance face à des circonstances qui ne sont pas nécessairement ou pas complètement liées à la personne elle-même: services surchargés, volonté de "donner une leçon", appréciations personnelles parfois trop subjectives, etc.»
Recrudescence de détresse
Dans le cadre de sa fonction de juge assesseure auprès du TPAE, Elisabeth Sturm remarque d’ailleurs que «le nombre des recours, en particulier contre des mesures de placement à des fins d'assistance, est stable mais à un niveau assez élevé - ce qui suppose que le nombre de ces mesures est encore plus important. Cela veut-il dire que la société dans laquelle nous vivons suscite un nombre de plus en plus élevé de situations nécessitant de protéger ses membres?» s’interroge-t-elle.
Du côté de la police de Lausanne, le constat est plus ou moins similaire: «Nous observons depuis quelques mois une recrudescence des situations aigues en ville», confie Christian Pannetier. «Ces situations font écho à des suicides ou des tentatives, des comportements de décompensation sur le domaine public, ou autres.»
S’acharnerait-on davantage sur les plus malheureux? Au vu des recours déposés contre ces mesures de contrainte, Elisabeth Sturm a pu relever différentes évolutions. A commencer par le fait que les mesures contestées portent moins atteinte à l'intégrité morale de la personne, que leurs applications sont moins systématiques ou plus personnalisées.
Par ailleurs, la magistrate a également constaté, et «non sans une certaine surprise, que dans des cas relativement nombreux, les personnes qui forment des recours contre les mesures de contrainte dont elles font l'objet finissent par admettre qu'elles ont besoin d'une protection et donc par accepter ces mesures».
Ce qu’elle en déduit? «Je ne saurais dire ce que cela présage quant à l'avenir de ces mesures, mais j'espère et j'aime à croire qu'il sera possible, dans un avenir à échelle humaine, de diminuer encore davantage le recours à ses pratiques.» La solution passerait d’ailleurs pour elle par «un changement au sein de cette société "productrice" de détresse et, par conséquent, d'êtres en besoin de protection. Un changement basé, entre autres, sur un revirement de point de vue sur la fragilité, la maladie et certains comportements perçus, peut-être (ou du moins en partie) à tort, comme dysfonctionnels, que l'on pourrait en réalité souvent considérer comme l'expression d'une réaction à l'évolution parfois un peu absurde et malheureusement trop souvent malfaisante du monde dans lequel nous vivons…» A méditer.