Le refus de manger des animaux: bien plus qu'une mode
Les véganes ont gagné. Non qu’ils soient aujourd’hui majoritaires autour de la table. Mais qui aujourd’hui n’a jamais eu, à un seul instant, à se justifier de manger de la viande ? Même en une phrase, même pour rire, même pour protester: «Pas de viande ? Mais ils ne savent pas ce qu’ils ratent» ! Nous sommes aujourd’hui contraints de choisir un camp. Ou même, c’est plus souvent le cas, de construire un petit manifeste personnel sur «notre» façon de consommer des animaux. «Je n’en prends qu’au restaurant. Je diminue. Je choisis uniquement les producteurs bio/locaux/ suisses…» Nos contorsions intellectuelles témoignent à elles seules, selon Irène Courtin, doctorante à l’Université de Genève, du succès des associations de défense des animaux. Beaucoup de chemin reste encore à faire. Pour comprendre les nuances au sein de ces mouvements (voir lexique ci-dessous), au lieu de les caricaturer. Mais aussi, pour leurs adeptes, pour éviter de tomber dans le fondamentalisme.
Meilleures connaissances
Les raisons du succès des défenseurs actuels de la cause animale, qu’ils soient végétariens ou véganes, sont multiples. On peut citer pêle-mêle le développement des connaissances sur la nutrition. Ou l’amélioration de nos connaissances scientifiques sur les animaux qui rendent toujours plus ténue la frontière qui nous sépare d’eux. Ou encore les rapports de plusieurs grands organismes internationaux (FAO et GIEC) dans les années 2000 qui ont établi un lien non discutable entre élevage intensif et production de gaz à effet de serre. Sans compter toutes les études qui démontrent les impacts négatifs d’une viande gavée d’antibiotiques pour notre santé. Et l’individualisation croissante de nos comportements alimentaires.
On peut remarquer aussi que le marketing a joué à plein, contribuant à faire du véganisme, en particulier, une tendance. Ou, plus subtilement, que nos modes de vie urbains ont remplacé la vie agricole, nous éloignant toujours plus des conditions de production de notre nourriture… favorisant ainsi une incompréhension croissante entre éleveurs et consommateurs.
Un tournant décisif
Parmi tous ces phénomènes, la mécanisation de la production alimentaire est peut-être le plus crucial. L’essor le plus important des mouvements véganes date de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une époque où l’élevage industriel, peu répandu jusqu’alors, se démocratise, tout comme les tests pharmaceutiques sur les animaux. Ce n’est pas un hasard si la Vegan Society, organisation emblématique du mouvement, naît en Grande-Bretagne en 1944. Aujourd’hui, les «mégafermes» de volailles, de porcs et de bovins représentent la source majeure de production de viande pour les seuls Etats-Unis. Toutes les règles alimentaires élaborées par des cultures et des religions diverses jusque-là, dans le but d’encadrer et limiter la consommation alimentaire, se sont finalement effondrées. «L’éthique du ’manger responsable’ n’est pas devenue obsolète au fil du temps, elle est morte brusquement. En fait, elle a été tuée par l’agro-industrie», affirme Jonathan Safran Foer.
Des sources multiples
Une étude récente affirme que 5 % de la population suisse a choisi de se passer de viande, que ce choix soit issu d’une éthique animale ou de la défense de l’environnement. S’il est difficile de parler de croissance, on peut parler de tendance. Notamment pour ce qui est du flexitarisme.
Cependant, le refus de manger de la viande ne date pas d’aujourd’hui. Des siècles avant le véganisme, il y a eu le végétarisme. En Inde, ou dans les religions asiatiques, il trouve ses origines dans des préceptes religieux (jaïnisme ou bouddhisme). En Occident, il est d’abord philosophique. Les premiers penseurs à questionner la consommation de la chair animale sont grecs ou romains et s’appellent Pythagore, Platon, Empédocle, Porphyre ou Plutarque… Leur motivation est le refus de la cruauté: l’animal étant un être sensible, il n’y a pas de raison de le faire souffrir pour le consommer. Cette position très marginale trouve un nouvel écho au XVIIIe siècle, chez des penseurs comme Rousseau ou le Britannique Jérémy Bentham. C’est sa pensée qui nourrira celle de l’Américain Peter Singer, «pape» de l’antispécisme dont l’ouvrage phare est publié dans les années 1970.
Jésus et la chair
Curieusement, dans cette tradition, on ne trouve que peu de penseurs chrétiens.
Et pour cause: le christianisme, dans son histoire, n’a jamais été végétarien. C’est d’ailleurs la seule religion qui ne prône aucun interdit alimentaire. Le théologien protestant Renan Larue, dans son ouvrage dédié à l’histoire de la pensée végétarienne, explique que le christianisme est le courant religieux qui a le moins épargné les animaux. Larue fait de Jésus, qui dans les Evangiles n’a pas hésité à sacrifier des porcs et à faire pêcher des poissons, celui qui aurait encouragé la consommation de viande!
Pour autant, le refus de la chair animale n’est pas totalement absent du catholicisme, puis du protestantisme. On peut remarquer que le repas chrétien symbolique par excellence – pain et vin – est dépourvu de viande. Et durant des siècles, ces religions sont marquées par des jours et des périodes de jeûne, comme le carême. Le christianisme oriental, notamment les Coptes, garde cette tradition. Mais ce refus de la viande est d’abord une démarche spirituelle. «Le christianisme rejette le végétarisme moral (s’abstenir absolument de viande est un signe d’hérésie), mais, presque dans le même temps, il prône un végétarisme ascétique, non pas par respect des animaux, mais par désir de mortification», décrypte le théologien lausannois Olivier Bauer.
Les grands penseurs chrétiens qui questionnent le fait de manger de la viande n’ont pas fait durablement école, sur cette question. Le premier élan vient de saint François d’Assise (1182-1226), qui «humanise l’animal» pour en faire l’égal de l’homme, à savoir une créature de Dieu. Vient ensuite Albert Schweitzer dont la pensée centrée sur l’idée de «respect de la vie» a été très médiatisée de son vivant. Elle nourrira Théodore Monod (1902-2000), explorateur et théologien, écologiste, pacifiste, militant contre l’expérimentation animale, la chasse, la corrida. «C’est le premier pour qui l’idéal chrétien, c’est d’être végétarien», résume Olivier Bauer.
Lutte contre la souffrance
Si le christianisme n’a pas débouché sur un interdit de principe de consommer de la viande, la lutte contre la souffrance animale a réuni dès l’origine beaucoup de chrétiens dans ses rangs.
En Allemagne et en Suisse, les premières sociétés de défense des animaux (SPA) ont été lancées par des pasteurs (p. ex. Adam-Friedrich Molz à Berne au XIXe siècle). «Ces pasteurs, généralement de tendance piétiste, se sont inspirés de l’éthique animale de l’Ancien Testament», souligne Otto Schaefer, biologiste et théologien.
On retrouve aussi des chrétiens parmi les premiers végétariens. Renan Larue montre que la Vegetarian Society, fondée en 1847 au Royaume-Uni (où le terme végétarien est d’ailleurs né), réunit des réformateurs proches du socialisme utopiste et des chrétiens en marge de l’Eglise anglicane. Leur point commun? Le rêve d’un monde sans égoïsme ni cupidité. Le végétarisme est alors – déjà – plus politique que religieux.
Au milieu du XXe siècle, l’exégèse protestante en particulier met l’accent sur le fait que l’humain est une «co-créature» concept développé par le théologien zurichois Fritz Blanke en 1950. Depuis, l’éthique animale dans la Bible connaît une nouvelle lecture et un nouvel essor (voir l’interview d’Otto Schaefer). De même, les pratiques telles que le jeûne sont réinvesties, avec un idéal écologique de sobriété. Mais aujourd’hui, pour l’ensemble des chrétiens, aucun consensus clair ne se dégage sur ce que serait un «manger responsable».
* menuCH : Commandée par la Confédération et menée par l’Institut de médecine sociale et préventive de l’Université de Lausanne, cette enquête porte sur 2'000 citoyens suisses âgés de 18 à 75 ans, interrogés sur leurs habitudes alimentaires et leur activité physique entre janvier 2014 et février 2015. Source : Campus (Unige).
RESSOURCES
Conférence
«Pour une juste cohabitation avec les animaux», par la philosophe Corine Pelluchon le 5 mars, à 19h, Casino de Montbenon, Lausanne.
En ligne
A découvrir prochainement sur cette thématique: l’épisode 4 des Grandes questions d’Amandine, avec Jean-François Mayer, historien des religions, et Andonia Dimitrijevic-Borel, directrice de la maison d’édition l’Âge d’Homme, qui propose toute une gamme d’ouvrages sur la question. Sur www.reformes.ch.
A lire
Le végétarisme et ses ennemis, 25 siècles de débat, Renan Larue. La libération animale, Peter Singer. Faut-il manger les animaux? Jonathan Safran Foer. La condition animale, Vincent Monnet et Anton Vos, Campus, n. 135 (magazine scientifique de l’Université de Genève, disponible en ligne).
LEXIQUE
Végétarisme
Régime alimentaire qui exclut les chairs animales mais peut conserver des produits d’origine animale comme le lait et les oeufs. Certains végétariens acceptent de manger du poisson. D’autres se nourrissent exclusivement de produits d’origine végétale (végétaliens).
Véganisme
Mode de vie développé à partir des années 1950, qui consiste à exclure autant que possible tout produit issu des animaux ou de leur exploitation. Cela comprend non seulement le régime végétalien, mais s’applique aussi à d’autres domaines: refus des cosmétiques testés sur les animaux, des cuirs, peaux, laines…
Flexitarisme
Néologisme né en 2018 des mots «flexible» et «végétarien». Régime alimentaire qui suppose de limiter sa consommation de viande, sans être exclusivement végétarien.
Antispécisme
Courant éthique né dans les années 1970 qui critique le fait de placer l’espèce humaine avant toutes les autres; selon cette pensée, le fait d’appartenir à l’espèce animale ne devrait pas être un critère pour être moins bien considéré qu’un humain sur le plan moral.