«D’un point de vue protestant, l’armée devrait se doter d’aumôniers musulmans»
Vous avez consacré une thèse à la question des aumôniers militaires musulmans. La problématique est-elle si aiguë que cela?
Notre société a changé et les aumôniers des hôpitaux, des maisons de retraite, des prisons ou de l’armée en sont les témoins privilégiés. Comme aumônier militaire de 2002 à 2015, je me suis rendu compte que les musulmans qui représentent environ 5% de la population sont bien présents sous les drapeaux. Ils y voient une excellente possibilité d’intégration. L’armée ne tient pas de statistiques sur l’origine culturelle et religieuse de ses soldats et gradés, mais on peut estimer que 5 à 10% des effectifs sont issus de familles musulmanes. De façon similaire à la pratique des soldats chrétiens, rares sont les militaires musulmans qui vont régulièrement à la mosquée. Cela ne signifie pas qu’ils ne sont pas intéressés par la religion ou par la spiritualité, mais ils ne veulent pas passer pour «le chrétien» ou le «le musulman» de la compagnie. A 20 ans, on est dans une période particulière de sa vie: on vient peut-être de quitter la maison et l’on est content de ne pas être immédiatement catalogué.
Mais alors, existe-t-il un souhait des jeunes d’autres religions d’avoir des aumôniers de leur propre tradition?
Je crois que chaque soldat qui demande à voir un aumônier est heureux de trouver un interlocuteur à son écoute; quelqu’un d’humain. La majorité des soucis des conscrits ne sont pas liés à la religion. Il s’agit plutôt de difficultés sentimentales, familiales ou de problèmes avec la vie militaire. Certains jeunes ont aussi des questionnements éthiques: ils ne veulent pas tirer, ou monter en grade. Selon mon expérience et mes recherches dans 90 voire 95% des cas, la confession de celui qui apporte un service d’aumônerie n’est pas importante. C’est la parabole du bon Samaritain qui me guide dans mon travail: dans ce récit biblique, le blessé ne dit pas: «avant que tu m’aides j’aimerais te demander quelle est ta foi?» Et le Samaritain ne questionne pas la victime sur ses croyances. Avant tout, il s’agit d’une interaction humaine, quelle que soit la religion des personnes impliquées.
Mais il y a deux raisons pour lesquelles ce serait judicieux et constructif d’intégrer un aumônier musulman ainsi que des aumôniers juifs ou hindous, même si ce sont des groupes encore plus restreints. D’une part, cela montrerait que la Confédération est neutre en matière de religion, même si elle tient à son aumônerie. D’autre part, un soldat ou un officier issus d’un contexte musulman, même s’il n’est pas ou peu pratiquant, perçoit sa confession comme faisant partie de son identité. Si quelques aumôniers musulmans, ne serait-ce que cinq, étaient officiellement actifs, le message serait que ces militaires font partie, à part entière, de notre pays.
Donc selon vous, pas question de toucher à l’un des dogmes de l’aumônerie militaire: on ne choisit pas son aumônier. Aujourd’hui, un protestant ne sait pas s’il parlera avec un aumônier catholique ou protestant, demain il pourrait également être musulman?
Non, le choix ne fait pas partie du concept. On a un aumônier qui est désigné selon la compagnie et le moment et dans 90 ou 95% des cas, c’est bien ainsi. Mais pour une recrue juive, hindoue, bouddhiste ou musulmane savoir que l’aumônier à qui l’on s’adresse fait partie d’une équipe multireligieuse, change tout. «Mon aumônier a des collègues de ma confession et cela me met en confiance.»
Parmi les rares situations où un service spécifique serait nécessaire, il y a les cas où un soldat est en deuil. J’ai vécu cette situation, la maman d’une recrue est décédée. J’étais prêt à lui venir en aide durant la période de crise que représente l’annonce de la mort, mais pour l’accompagnement de cette personne au cours des semaines suivantes, un aumônier musulman aurait eu une sensibilité plus adaptée.
L’armée était disposée à chercher un imam, pour cette situation particulière. Mais selon les recherches menées pour ma thèse, cette manière de faire n’est pas satisfaisante: les militaires musulmans ne veulent pas se faire remarquer ni être traités comme des cas particuliers. Par contre si trois, quatre ou cinq aumôniers musulmans avaient fait partie de l’équipe, on aurait pu faire appel à l’un d’eux. Les commandants accorderaient la confiance aux aumôniers musulmans plus qu’aux imams extérieurs.
Quel a été l’accueil de ce travail de recherche?
En général, l’accueil de mon travail de recherche était positif et ouvert. Ma thèse m’a permis de dégager cinq principes concernant le dialogue interreligieux dans la tradition protestante suisse: l’affirmation du dialogue, la reconnaissance de points communs entre les religions, le respect des autres religions, la nécessité comme Eglise de soutenir les autres religions et la volonté de créer des ponts entre les religions. S’ils sont mis en œuvre, ces cinq principes rendent possible une aumônerie multireligieuse. Il ne s’agit pas de se mélanger et d’être tous identiques, mais de travailler ensemble, ce qui paraît normal à de nombreux collègues. Et ce sont les mêmes principes aux Pays-Bas ou au Canada et l’on commence à les appliquer aussi en Norvège, en France et en Angleterre. Un chrétien âgé de ma connaissance m’a dit: «c’est une nouvelle vison qui est bénéfique pour notre société. La coexistence en paix est nécessaire.»
Le travail est-il en cours pour arriver à mettre en place une telle aumônerie multireligieuse?
Je n’ai pas présenté ma thèse comme une nouvelle Bible à suivre. Mon travail s’inscrit comme une contribution protestante dans une démarche plus large. Je conclus que dans une perspective protestante il est possible de collaborer à une aumônerie multireligieuse. Il faut que d’autres recherches soient menées pour arriver à un compromis sur ce que pourrait être une position protestante.
Les catholiques, les catholiques chrétiens et les musulmans sont appelés à faire le même travail. De plus, l’aumônerie de l’armée n’est pas la seule concernée par cette question: elle se pose aussi pour les prisons, les maisons de retraite et des hôpitaux.
Pratiquement, comment trouver ces aumôniers pour les religions minoritaires? En Suisse, quelle communauté autre que les grandes Eglises chrétiennes dispose des ressources suffisantes pour les accompagner?
Peut-être qu’au début on ne trouvera qu’une ou deux personnes. Un jeune né dans notre pays qui a fait des études ou une formation postgrade en sciences de l’islam ou en religions comparées. Les premiers seront peut-être choisis sur dossier, tant que des critères formels n’auront pas été déterminés. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut ouvrir la porte.
Selon moi, pour devenir aumônier militaire il faut répondre aux critères suivants: avoir une expérience comme officier, si possible bilingue, et accepter le principe même de l’aumônerie multireligieuse. Et puis il faut être capable de changer de perspectives. Ces critères doivent être vérifiés au moyen d’un «assessment», déjà existant et déjà utilisé pour les candidats chrétiens.
La question est explosive. Le jour où un bon chrétien se retrouvera face à un aumônier bouddhiste, ce thème sera repris politiquement! La population est-elle prête à ce changement symbolique?
Dans le canton de Zurich, il est prévu que l’enseignement religieux est neutre. Des professeurs non croyants, musulmans, catholiques ou membres d’Eglises libres, par exemple, expliquent les religions. Dans l’aumônerie de l’armée, dans 95% des interventions l’aide apportée est la même, quel que soit l’aumônier. C’est vraiment comme pour l’histoire du Samaritain, il faut avoir les oreilles ouvertes et rester professionnel. Quand je vais à la pharmacie, je ne demande pas la confession de la personne qui me sert avant d’accepter son paracétamol!
L’expérience menée dans d’autres pays montre que cela fonctionne. Pour ma thèse, j’ai visité des aumôneries néerlandaises et j’ai rencontré des aumôniers canadiens. Ils ont des règles claires et ça fonctionne. L’armée est un lieu de rapprochement des différents milieux sociaux. Elle permet de lutter contre les préjugés et contre le risque de radicalisation des jeunes. Si une recrue du canton d’Uri dit de son aumônier militaire musulman qu’il était très serviable, sympathique, ce serait tout bénéfice pour la paix religieuse dans notre pays. C’est une chance pour la population que des jeunes puissent se rencontrer et, pourquoi pas, parler ensemble de la Bible et du Coran durant leur service. L’armée pourrait être un exemple de bonne intégration de toutes les religions.
Enfin, le premier aumônier musulman dans l’armée autrichienne qui a parlé lors de la fête nationale sur la Heldenplatz à Vienne a dit que vivre dans une démocratie et être musulman était très compatible. Il a précisé que les musulmans acceptent les droits humains et que leurs soldats sont également prêts à mourir pour la patrie. Si on peut écouter ces mots, on lutte aussi contre les préjugés.