«Les consignes de vote émanant des Eglises n’ont pas lieu d’être»
A l’heure des extrémismes religieux et de la polarisation des opinions, l’Eglise réformée doit-elle s’abstenir de tout arbitrage politique? Philippe Leuba est personnellement de cet avis. Récemment élu au Conseil synodal (Exécutif) de l’Eglise évangélique réformée du canton de Vaud (EERV), il consacrera sa première intervention publique à ce thème, lors d’un débat intitulé «Les Eglises face à la politique: se taire ou parler?», prévue le 30 octobre. Organisée par le Centre culturel des Terreaux, la rencontre mettra l’ex-conseiller d’Etat face au théologien Pierre Bühler, selon qui les Eglises n’interviennent pas suffisamment sur le terrain politique. Interview.
A votre avis, est-ce le rôle des Eglises de s’engager en politique?
Cette question est délicate. Dans ce domaine, la séparation du temporel et du spirituel, que nous a enseignée le Christ lui-même, est fondamentale. Le pouvoir temporel n’appartient pas aux Eglises, ce qui nous différencie notamment des musulmans, pour qui cette séparation n’existe pas ou peu. On peut constater d’ailleurs toutes les dérives que cela occasionne… Aux Etats-Unis également, cette frontière est moins respectée, ce qui conduit, on le voit aujourd’hui, à une ingérence religieuse jusque dans la campagne présidentielle. Or, quand on prétend répondre à une question politique à l’aune de l’Evangile, les choses se compliquent toujours… On ne doit pas faire dire aux textes bibliques ce qu’ils ne disent pas. Cela étant, la société attend de l’Eglise qu’elle se positionne sur les grandes questions sociales, comme la contraception, l’avortement ou l’égalité. Là, il est légitime que l’Eglise exprime une position, car elle n’est ni désincarnée ni hors du monde. Elle doit toutefois inscrire ses positions dans une interprétation scrupuleuse et sans a priori des Ecritures.
Comprenez-vous que l’engagement de nombreuses paroisses pour l’initiative sur les multinationales responsables, en 2020, ait froissé?
Oui, je fais même partie des personnes à qui cela n’a pas plu. Il ne s’agit pas d’une question spirituelle. D’ailleurs comment peut-on affirmer que cette initiative était plus conforme à l’Evangile que le contre-projet indirect du Conseil fédéral?
Il n’y a donc pas de votes plus réformés que d’autres?
Bien sûr que si. Le protestant est partie prenante du monde dans lequel il vit; il est appelé à faire des choix, à s’exprimer, à voter. Et il est évidemment empreint de sa culture et de son identité réformée. Ainsi, sa perception du monde influence son vote. Toutefois, rappelons que selon la théologie réformée, notre Eglise ne peut pas se substituer au jugement individuel de chacun, aussi faillible soit-il. L’homme est né libre, il doit être responsable. Les mots d’ordre politique ou les consignes de vote émanant des Eglises n’ont pas lieu d’être.
En 2021, en amont de la votation sur le mariage pour tous, l’EERV s’est «mobilisée», affirmant ainsi «sa volonté de lutter contre toutes les inégalités». Cela a fâché dans ses rangs, où plusieurs avis existent sur la question. Était-ce une erreur selon vous?
Tous les hommes sont égaux parce qu’ils bénéficient tous du sacrifice du Christ. Il est donc légitime que l’Eglise s’oppose à toute forme de discrimination. Les conditions de la bénédiction de mariage pour couples de même sexe relèvent sans nul doute de la compétence du religieux. En revanche, l’intervention de ce dernier dans le débat relatif au mariage civil pour tous est plus délicate, car cela ne relève pas du spirituel. C’est une compétence de l’Etat. Il s’agissait donc d’une situation limite.
Justement, le fait que certaines Eglises soient financées par l’Etat n’impose-t-il pas un certain devoir de réserve?
Le financement des Eglises est différent d’un canton à l’autre. Dans le canton de Vaud, nous sommes financés par l’impôt, selon la Constitution. Et en regard de ce subventionnement cantonal, certaines obligations nous sont faites quant à l’utilisation des deniers publics. Une convention nous lie à l’Etat, qui nous impose des missions publiques guère compatibles avec un engagement politique. La nécessaire retenue que doivent observer les Eglises reconnues d’intérêt public dans le débat politique découle de ce cadre juridique, et, plus important encore, de la séparation du temporel et du spirituel instaurée par le Christ lui-même.
En 2015, alors que vous étiez conseiller d’Etat en charge du Département de l’intérieur, vous vous êtes élevé contre le fait que des migrants aient trouvé refuge dans l’Eglise Saint-Laurent de Lausanne, ce qui a retardé leur renvoi vers l’Italie. Cette paroisse de l’EERV était-elle à sa place en s’engageant ainsi?
L’action de cette paroisse était de rendre impossible l’application des accords de Dublin, alors qu’ils avaient été admis en votation populaire. Au vu des garanties offertes par notre Etat de droit, qui reconnaît l’indépendance des tribunaux et protège les droits des individus, je ne conçois pas qu’une paroisse, qu’une institution ou qu’un individu décident quelles sont les lois qu’ils respectent et lesquelles ils s’autorisent à enfreindre. Si l’on tolère cela, il n’y a plus ni paix sociale ni cohésion sociale.
Si ce genre de situation se produisait à nouveau aujourd’hui, quelle serait votre attitude en tant que conseiller synodal?
Devant le Conseil synodal, je continuerais de défendre cette position, qui me semble être la seule compatible avec l’Etat de droit ainsi qu’avec la séparation du spirituel et du temporel instaurée par l’Evangile. Et si mon Eglise décidait d’une autre position, je me mettrais en retrait sur cette question-là.
Centre culturel des Terreaux
Les Eglises face à la politique: se taire ou parler?
30 octobre, 19h