Saint-Barthélemy: une tuerie toujours impénétrable
24 août 1572. L’assassinat politique des principaux chefs de la Réforme protestante se mue, à Paris comme en province, en une véritable folie collective. Plus de 10'000 protestants français y perdront la vie dans un carnage des plus sanguinaires, entre dépeçage, décapitation et émasculation. À l’occasion du 450e anniversaire de cette tragédie, qui impacta directement la ville de Genève, lieu de refuge tout désigné, l’Église protestante de Genève (EPG) organise une journée de commémoration, avec notamment une conférence de l’historien du christianisme Michel Grandjean: «La Saint-Barthélemy: les dessous d’un crime contre l’humanité». Interview.
Comment en est-on arrivé au massacre de la Saint-Barthélemy?
Depuis dix ans, la France vit une période de guerre civile qu’on appelle «les guerres de Religion». Celle-ci a commencé en 1562 et ne se terminera qu’à la fin du XVIe siècle avec l’édit de Nantes en 1598. Pendant près de quarante, la France est ainsi traversée par des guerres intestines effroyables auxquels les contemporains eux-mêmes ne comprennent pas grand-chose. Il y a bien des raisons politiques et diplomatiques, mais pas seulement.
C’est-à-dire?
Sur le plan politique, la royauté est très faible au XVIe siècle – rien à voir avec la royauté de la Versailles de Louis XIV. Or, pour faire valoir son pouvoir sur son royaume, le roi Charles IX va chercher à profiter de ces dissensions internes.
Et sur le plan diplomatique?
Aux abords de la France, l’éruption de la Réforme met en jeu des champs de rivalité entre l’Espagne et le Nord de l’Europe, travaillé par la Réforme – en particulier tout l’espace des Flandres, qui appartient à l’Espagne. Philippe II voit avec une grande inquiétude se développer l’hérésie protestante, mais aussi la volonté des futures Provinces-Unies (actuels Pays-Bas, ndlr.) de faire sécession, et craint que les armées protestantes françaises ne viennent leur donner un coup de main. Mais cela n’explique pas tout. Il y a aussi des raisons profondément sociales, voire psychologiques, qui font que certaines fois, pour assurer son identité, on en vient à éliminer celui ou celle qui n’est pas tout à fait comme nous.
Précisément, ce qui frappe, c’est que ces crimes sont perpétrés directement entre voisins…
C’est ce que soulève l’historien Jérémie Foa, qui parle, à la suite des travaux d’Hélène Dumas sur le génocide tutsi de 1994 au Rwanda, de la «violence horizontale». Des voisins assassinent leurs voisins, on tue au sein de sa propre famille, on égorge des gens au sein de sa paroisse…
On retrouverait donc, dans ces deux événements, les mêmes ressorts psychologiques?
Au Rwanda comme à la Saint-Barthélemy, les mécanismes présentent des analogies. Tout à coup, on est pris d’une pulsion qui nous conduit à tuer l’autre juste parce qu’il est différent, ici dans ses pratiques là dans son origine ethnique. On n’est pas ici dans le conflit théologique, ni dans le souci de cette grande politique européenne auxquels les gens qui vivent dans les rues de Paris ne connaissent finalement pas grand-chose. Jérémie Foa reprend cette formule de Freud, qui parle d’un «narcissisme des petites différences».
Pourquoi la différence est-elle vécue si mal?
On déteste son voisin qui mange de la viande ou des œufs le vendredi alors que l’on doit s’en priver. Mais à cela vont s’entremêler plein d’autres motifs: je n’aime pas ces gens-là parce qu’ils sont plus argentés que moi, par exemple. Il se trouve effectivement que la moyenne des protestants était un peu plus riche que la moyenne des catholiques. Cela génère des jalousies. Et tout cela s’enflamme, jusqu’à ce qu’on en vienne à tuer des gens avec qui on avait jusque-là des rapports de voisinage tout à fait cordiaux.
Quelle est la mesure du traumatisme lié à cette tragédie?
Il sera considérable. Tous ces massacres contre les protestants sont des plaies qui ne cicatrisent pas. La Saint-Barthélemy a été dans l’histoire de France un traumatisme qui ne pourrait être comparable qu’à la rafle du Vél’d’hiv de 1942. Beaucoup de protestants chercheront alors à fuir. Ceux qui habitent en Normandie partiront en Hollande ou en Angleterre, et s’ils habitent plutôt dans le Sud, leur voie de salut la plus évidente sera Genève.
Quelle était la situation à Genève à ce moment-là?
Genève est alors une toute petite ville, qui fait entre 10'000 et 15'000 habitants, entourée par des puissances dont on se méfie, à savoir la Savoie, la France et Berne. Or, grâce à Calvin, qui y a fondé une académie pour former des pasteurs, la cité a conquis une place notable au niveau intellectuel.
Comment ces réfugiés sont-ils accueillis ?
Démographiquement, l’afflux va être considérable: il fait quasiment doubler la population de la ville. Ce sont principalement des artisans et des notables. Genève doit clairement une accélération de son développement aux savoirs et idées de ces gens venus d’ailleurs qui, quand ils y resteront, feront l’histoire de Genève. Mère Royaume, la célèbre héroïne de l’Escalade qui jette sa marmite sur les Savoyards, est d’ailleurs une rescapée lyonnaise de la Saint-Barthélemy. On peut donc aisément imaginer les souvenirs qui reviennent alors à son esprit lors de l’attaque catholique de 1602!
Que peut-on retenir pour aujourd’hui de cet événement?
Les choses les plus belles comme la liberté, la démocratie et le respect d’autrui sont des valeurs qu’on ne peut jamais considérer comme acquises une fois pour toutes. Aujourd’hui, plus grand-monde ne se préoccupe de la confession des uns et des autres entre catholicisme et protestantisme, mais il pourrait survenir d’autres antagonismes...
Justement, Éric Zemmour compare d’ailleurs les musulmans d’aujourd’hui à la menace protestante du XVIe…
Zemmour déteste les protestants. Il reprend exactement les arguments d’Edouard Drumont quand il dénonçait la France juive au XIXe. Si ce discours devait par malheur devenir majoritaire, je ne pense évidemment pas que M. Zemmour prendrait personnellement une machette pour aller égorger son voisin musulman ou protestant, mais on ne sait ce que son discours pourrait avoir comme répercussions au niveau de la foule. Il faut faire très attention, car aucune société n’est à l’abri de la peur de la différence et du fanatisme qu’elle peut faire naître.
Note pratique
Journée commémorative de l’EPG, le 24 août, à l’Auditoire Calvin.
14h30 «Des outils pour construire la paix», atelier pour les 6-10 ans
17h30 «Chantons protestant», animation musicale avec des psaumes traditionnels.
18h30 Apéritif offert
19h30 Conférence de Michel Grandjean