Raconter l’émigration espagnole

Dunia Miralles, autrice de Caravelles du Seyon / ©DR
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Dunia Miralles, autrice de Caravelles du Seyon
©DR

Raconter l’émigration espagnole

Dunia Miralles
Comment les immigrés espagnols ont-ils fait leur place en Suisse? L’autrice Dunia Miralles revient sur cette intégration en racontant l’histoire d’un centre culturel neuchâtelois mythique, «Las tres Carabelas».

Pourquoi retracer cette histoire? 

D’une part, parce qu’il y a un défaut de transmission. L’histoire des Espagnols de la première génération, venus dès la fin des années 1950, n’est pas la même que celle des Italiens ou des Portugais arrivés après la révolution des Œillets, issus de démocraties. D’autre part, même si la communauté espagnole est intégrée, le racisme à son égard existe toujours: je l’ai vécu et cela m’a abasourdie. Enfin, nous faisons partie de l’histoire politique et économique suisse, c’est normal d’en laisser une trace! 

Votre livre montre le rôle des Eglises protestantes dans les années 1960… 

Le pasteur de l’Eglise protestante Georges Guinand, en poste à La Chaux-de-Fonds, voyant arriver massivement les Espagnols, a compris leurs difficultés. Or Francisco Ruiz, un étudiant espagnol en théologie à l’Institut biblique et missionnaire de Lausanne, avait été attrapé à travailler au noir et devait quitter le canton de Vaud. L’Eglise réformée neuchâteloise lui a donc proposé de poursuivre sa formation à Neuchâtel en lui offrant le gîte, le couvert et un salaire minimal, à condition qu’il aide les Espagnols de ce canton. 

Figure centrale de la communauté, Francisco Ruiz – surnommé Paco – s’est énormément engagé. Il a permis la création de l’association «Las tres Carabelas», tout en construisant des liens avec des organisations suisses. Devenu pasteur, il a continué à travailler avec le Centre social protestant dans l’aide aux immigrés, à Neuchâtel puis à Lausanne, où il a été conseiller communal de 2006 à 2016 (sa fille, la socialiste Rebecca Ruiz, est aujourd’hui conseillère d’Etat vaudoise, cheffe du Département de la santé et de l’action sociale, NDLR)

Le centre a permis la scolarisation d’enfants de clandestins.

Qu’est-ce que ce centre culturel espagnol a permis? 

La scolarisation d’enfants de clandestins, la rencontre de toute une génération, le travail d’association pour faire avancer les lois et permettre un meilleur accueil légal pour les immigrés suivants… De mon côté, il a nourri ma sensibilité artistique, même si, à partir de l’adolescence, je n’avais qu’une idée: quitter la communauté pour entièrement m’intégrer à la Suisse. Une communauté peut aussi être un lieu d’enfermement. 

Des centres culturels sont-ils toujours nécessaires aujourd’hui? 

Les immigrés espagnols qui arrivent maintenant ont des professions qualifiées. Avec internet, l’accès à l’information est facilité. Garder le lien avec les proches restés au pays est plus simple. En revanche, il y a toujours besoin de lieux pour se réunir pour partager sa culture, ne serait-ce que pour organiser des fêtes qui ont lieu en Espagne et pas ici!

Biographie 

Le centre espagnol Las tres Carabelas, rue du Seyon 36 à Neuchâtel, a existé de 1970 à 1996, remplacé par un silo à voitures. 

Dunia Miralles, née en 1963 de parents espagnols, fait revivre de l’intérieur ce lieu qui a bercé son enfance: les fêtes, les soirées loto, les pièces de théâtre et les conférences… Une mémoire qui laisse entrevoir la diversité des courants politiques parmi les immigrés – communistes, socialistes, franquistes… –, leurs luttes pour la démocratie dans le pays qu’ils ont quitté, et le rôle de ce lieu pour la transmission de la culture et de la langue d’origine. Une réalité méconnue qui fait partie intégrante de l’histoire suisse contemporaine.

Caravalles du Seyon. Récit. 
Dunia Miralles, Editions Alphil,
2024, 166 p.