Deux femmes clouées à la croix
Elle a tout d’abord pensé à Europe 51, film italien réalisé en 1952 par Roberto Rossellini avec son épouse Ingrid Bergman dans le rôle principal. Cette critique sociale raconte l’histoire d’une femme riche qui, dévastée par le décès de son fils, décide de se dévouer corps et âme aux pauvres. Est-elle folle ou une sainte ? C’est sur cette question poignante que le film se termine. Marie Cénec a finalement préféré l’un de ses anciens coups de cœur: les femmes sculptées de l’artiste française Fabienne Aumont.
Choisir ce triptyque construit autour de la thématique de la croix lui a finalement paru une évidence en ce temps pascal : «Je l’ai vu pour la première fois il y a près de six ans, mais il continue à m’habiter. A la fois l’objet en lui-même et l’histoire qu’il y a autour. Cette œuvre s’est imposée à Fabienne Aumont. Elle est née comme un manifeste de sa sensibilité de femme dans notre société». Marie Cénec avait découvert cette artiste multifacette en feuilletant par hasard l’un de ses recueils de poèmes, écrits en écho à ses sculptures.
C’était au moment où l’Espace Fusterie, où elle était alors pasteure, se préparait à consacrer un cycle aux femmes. «J’avais été surprise de découvrir l’existence de ce triptyque autour de la croix chez une artiste qui ne se revendique pas chrétienne. J’avais envie d’entendre ce qu’il y avait derrière cette œuvre», précise Marie Cénec. C’est ainsi que Fabienne Aumont exposa l’installation Ainsi soit-il en juin 2013 dans ce temple du centre-ville de Genève dédié aux expositions, célébrations, concerts, spectacles et autres conférences.
Pour le découvrir, les visiteurs étaient invités à passer à travers une succession de voiles légers, sur lesquels étaient imprimés des textes très sensuels de l’artiste. Deux sculptures de femmes se répondaient: une d’âge mûr crucifiée sur une croix faite de canettes de bière écrasées et une plus jeune, elle aussi crucifiée, sur une croix recouverte d’images de magazines féminins. Cette femme-objet, avec son corps entouré de porcelaine blanche en guise de tissu, comme un symbole de pureté, semblait être devenue elle-même un objet de consommation offert à la convoitise.
La souffrance transfigurée
Au milieu de ces deux croix, une troisième, faite de miroirs, était une invitation à l’introspection. Le spectateur devant fatalement croiser, à un moment ou à un autre, son propre regard. Et se posera ainsi la question de la féminité crucifiée sur l’autel des addictions, du consumérisme et du sexisme. «C’était quelques années avant que le mouvement MeToo ne soit relancé… Ces femmes de terre donnent à voir la condition féminine bafouée et la souffrance sublimée dans l’art, sublimée pour être supportable et permettre la rencontre avec soi. On se questionne sur le rapport aux femmes, sur comment transformer cette souffrance pour changer les comportements», explique Marie Cénec, féministe avouée.
Pour la pasteure, même si ces sculptures sont assez difficiles à regarder, elles amorcent une pacification possible puisqu’elles invitent celui ou celle qui les regarde à un changement: «Derrière une lecture au premier degré, qui provoque, je trouve qu’il y a beaucoup de finesse et de douceur dans le travail de la terre. Cette matière parle entre les mains de l’artiste. Elle frappe l’esprit et nous rappelle à l’éphémère de toute création puisqu’elle peut retourner à la nature.» C’est, d’ailleurs, ce qui est arrivé aux deux femmes crucifiées puisque Fabienne Aumont les a «dé-crucifiées». Elle a ensuite entouré les deux sculptures d’un linceul et les a déposées au fond de son jardin.
La «dé-crucifixion»
L’hiver venu, un manteau de neige les a recouvertes, avant qu’à la belle saison, l’artiste confie la femme mûre et la jeune femme aux eaux du lac d’Annecy, devenu leur dernière demeure. «Elles ne sont pas restées clouées à la croix. La croix n’est pas une fin en soi, ce n’était pas possible que leur histoire s’arrête là. Cette situation ne pouvait pas durer éternellement. Ce geste de ‘dé-crucifixion’ nous amène à nous demander ce que les femmes peuvent amener à notre société. Je trouve aussi beau que ces sculptures présentent deux générations de femmes côte à côte», argumente la pasteure.
La crucifixion de femmes a existé dans l’histoire de l’Art, à la fin du XVIe et au XVIIe siècle. «Cette martyrologie a été peu développée pour deux raisons: premièrement la dimension érotique du corps de la femme. La seconde est qu’il était choquant qu’une femme prenne la place du Christ», raconte Marie Cénec. Qui poursuit: «Le fait de retravailler une iconographie très ancienne et de la réactualiser fait que cette œuvre reste très contemporaine. On n’en aura jamais fini avec la symbolique chrétienne. Chaque génération peut la reprendre et la réinterroger.» Marie Cénec et Fabienne Aumont poursuivent leur collaboration réussie entre art et spiritualité puisque chaque semaine elles publient sur Facebook – sur la page Les speechs de Marie – une photo de l’artiste accompagnée d’une citation. «Nous avions envie de mettre un peu de poésie sur les réseaux sociaux!», conclut la pasteure.
Bio express
Marie Cénec (43 ans) est pasteure à Genève dans la Région Centre-Ville Rive gauche, notamment dans les paroisses de Champel-Malagnou et de Plainpalais. Passionnée d’écriture, elle a longtemps tenu une chronique dans La Vie protestante Genève et a publié plusieurs ouvrages. Le dernier en date, A contre-jour – Chroniques du quotidien, rassemble des textes rédigés afin de «réconcilier quête intérieure et quotidien». Elle coorganise les rencontres Un auteur, un livre un samedi par mois à la librairie Payot Genève Rive Gauche.