L’humilité crucifiée par Zaric
Les bras en croix, il flotte au-dessus du sol avec la légèreté d’un funambule que son corps de bronze n’entache pas. Dans son fragile équilibre, le Christ est retenu par une tige en fer. Il a le corps d’un homme et la tête d’un âne. Le Christâne est l’ultime œuvre du sculpteur suisse Nikola Zaric, décédé en 2017. Les Lausannois connaissent l’œuvre de Zaric au travers de ces sculptures à hauteur d’homme, mi-humaine, mi-animale. Il nous surprend ici avec ce bronze de 18 cm. À tel point qu’il faut fouiller du regard l’immensité de l’église Saint-François avant d’apercevoir dans le coeur, le crucifié sans croix. Une dernière demeure comme le stigmate d’un rêve à jamais inachevé, celui d’un projet que Nikola Zaric ne réalisera pas. En effet si cette œuvre est de si petite taille, c'est qu'il s'agit d’une ébauche préparatoire d'une sculpture monumentale que le créateur n'a pas eu le temps de produire.
L’écho d’une raillerie
L’association Hospitalité artistique à Saint-François avait approché l’artiste, l’invitant à réaliser une œuvre autour des récits bibliques de la Passion du Christ dans l’église. Il se serait ainsi inscrit à la suite d’autres artistes comme François Burland qui y exposait ses gravures de la Nativité en 2012 ou Sandrine Pelletier qui y déposait ses échelles calcinées monumentales en 2017. Mais cette fois, la rencontre entre l’art et la théologie n’aura pas lieu. Nikola Zaric est malade. Il décline l’invitation.
Pourtant, dix jours avant de mourir, il laisse un message au pasteur de l’église Saint-François, Jean-François Ramelet, le conviant à passer à son atelier. L’artiste demande au pasteur de célébrer son service funèbre. Et puis, il lui dévoile son Christâne. La surprise est totale. Zaric s’est inspiré de l’une des plus anciennes représentations du Christ en croix, le graffiti d’Alexamenos datant du IIIe siècle, retrouvé à Rome. Une raillerie de la foi chrétienne représentant un esclave adorant un crucifié à tête d’âne. Un dessin que le pasteur avait envoyé à l’artiste quelques mois auparavant, tant la résonance avec le travail de Zaric était éclatante. Lors de l’enterrement de Zaric, le pasteur avoue déjà voir la sculpture dans l’église. Qu’à cela ne tienne. Aujourd’hui, c’est autour de ce bronze qu’est né un projet nouveau. L’Hospitalité artistique a invité une série d’artistes pour dialoguer avec l’œuvre. De mars à juin, le temps de la Passion se vit entre photographies, danses et musiques notamment, inspirés du Christâne dans un va-et-viens entre la vie et la mort sous le nom Passions Zaric.
L’incarnation révélée
«Et si créer n’était pas inventer mais laisser venir la mort?», lit Marion Muller Colard, théologienne française et écrivaine, lors du vernissage de l’exposition le 5 mars dernier. L’extrait est tiré de son dernier ouvrage L’éternité ainsi de suite (Ed. Labor et Fides), qu’elle signe dans le cadre de ce projet polyphonique. Elle y raconte sa rencontre avec le travail du sculpteur, sa femme, son atelier et la montée jusqu’au glacier et la cabane du Trient pour découvrir la Femlièvre.
Lorsqu’elle pénètre dans l’atelier de Zaric, c’est la révélation. Ces sculptures, telles des figures-ruines, laissées aux aléas du temps, se décomposent. Façonnées dans la glaise originelle, éphémères, mi-homme mi-bête assumant la part animale en chacun, elles révèlent la nature brute de la vie. «Le potier précède le prêche. Si prêcher c’est déjà travailler une matière originelle, brute, la sophistiquer, il faut d’abord mettre les mains dedans. En cela le ‘Christâne’ révèle la particularité singulière du christianisme qu’est l’incarnation, explique la théologienne. Zaric avait compris que le sublime est en bas, comme l’écrivait Victor Hugo.» Maintenu sur sa tige, le Christâne peut pourtant tourner à 360°. «La vie est une ronde. Dans l’Évangile, le temps n’est pas une ligne, mais une boucle. Le Royaume est un absolu maintenant et non un ailleurs plus tard, observe Marion Muller Colard. En acceptant l’humilité de ce Christ qui tient dans cette danse autour de sa tige, la crucifixion devient un accueil, une bénédiction.» Si Zaric s’inspire d’une raillerie de l’Antiquité, dans laquelle l’auteur paraît nous dire que si l’on pense être un Dieu et qu’on se laisse crucifier, c’est qu’on est un âne, l’Évangile, lui nous parle de quelqu’un qui accepte d’être crucifié tel un brigand. En cela, «le ‘Christâne’ métamorphose l’humiliation en humilité», explique Marion Muller Colard.
Un Dieu déserteur
Zaric a travaillé le corps, sa vulnérabilité, sa fragilité et sa nudité. «Le ‘Christâne‘, c’est l’extraordinaire renversement qui se joue dans la foi chrétienne et que l’on n’intègre jamais vraiment: Dieu ne se laisse pas enfermer dans des images. Il sort de cette toute-puissance dans laquelle nous l’avons nous-mêmes empêtré. Dieu déserte Dieu», explique Jean-François Ramelet, pasteur de l’église Saint-François qui voit dans ce bronze une excellente théologie. «La foi chrétienne est une critique de nos idolâtres et nos croyances. Dieu est insoumis. Si l’âne est une figure de serviteur, il s’affranchit ici du dolorisme de la passion», poursuit-il. À ces propos, dans cette crucifixion apparaît alors une ascension et les contours d’une résurrection.
Pour ce Christ qui sort de son tombeau et s’extrait de nos carcans, ni vitrine, ni cloche ou quelques autres protections. Parce qu’«on ne met pas la main sur Dieu ni sur son nom», déclare Jean-François Ramelet. Dans l’église, rivé sur son socle, il est porté à la libre interprétation du passant.