Jalons de lumière

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[pas de légende]

Jalons de lumière

Par Sandrine Landeau
8 décembre 2022

Retrouver le goût de l’humanité

Vendredi, 11h30. Je sors d’une séance d’accompagnement d’un jeune et de sa famille. Il a un parcours de vie que je ne souhaite à personne, ponctué de violences, d’injustices et de misère. Nous avons fait, nous les adultes présents à cette séance, le constat de notre privilège d’avoir grandi dans un pays en paix et de notre impuissance. J’ai été touchée par la bienveillance et l’amour du couple qui accueille ce jeune et qui essaie de l’aider à guérir ce qui peut l’être, à trouver un ancrage dans la vie, à comprendre qu’ici il n’y a pas besoin de se cacher, ni de se battre. Un chemin si cabossé… et si plein d’espérance malgré cela.

Oui, je suis bouleversée, et j’ai rendez-vous dans une heure et demie pour une séance de travail autour des services funèbres. Je sens que je ne suis pas en état. J’ai besoin d’un sas pour laisser sortir ce qui m’habite. Je sais où trouver ce sas : il y avait ce matin la rencontre mensuelle de la Compagnie (des pasteur.es et des diacres). J’ai juste le temps de rejoindre les collègues à la sortie.

J’arrive pour le chant d’envoi, « que la grâce de Dieu soit sur toi », qui me va droit au cœur. Quelques collègues me saluent en partant vers d’autres lieux, d’autres s’étonnent de me voir si tard, la salle se vide peu à peu. Une collègue que je n’ai pas encore saluée me dit juste « ça n’a pas l’air d’aller » en ouvrant ses bras. Une étreinte de quelques instants, sans questions. Ça paraît peu, rien ou presque, et pourtant… Pourtant cela m’a permis de sortir de mon émotion, de reprendre pied pour la suite de la journée, de retrouver le goût de l’humanité – avec la dose d’horreurs entendues ce matin-là, je me sentais un peu loin… Cela m’a permis de rester témoin de lumière au fond des ténèbres, pour ce jeune, et pour d’autres personnes.

 

Un sourire lumineux

Marie arrive au kt très renfermée. Elle est souvent maussade, mais là elle semble vraiment dans un mauvais jour. Elle lance à table des phrases très critiques et très générales sur l’école : « de toute façon, l’école c’est nul », « Mme X est hyper nulle, y a que des maîtresses nulles dans cette école », « tous les jours d’école sont des jours pourris, c’est toujours pareil » etc. Comme je suis à côté de Marie, j’essaie d’abord de comprendre ce qui se passe. Qu’est-ce qui est nul en particulier ? Est-ce que tous les jours sont vraiment aussi nuls les uns que les autres ? Marie reste enfermée dans ses phrases tellement négatives et générales. J’essaie une autre approche : « J’ai l’impression que vraiment ce matin c’était difficile à l’école ? »

C’est comme une clé qui aurait ouvert un compartiment jusque là fermé. Marie embraye cette fois sur ce qu’elle vit juste là : « Oui, la maîtresse a décidé sans raison de changer le plan de classe et je ne suis plus à côté de ma copine, elle m’a mis à côté d’un garçon que je déteste, c’est trop dur. » Ses yeux brillent. On continue à évoquer cette situation particulière et quelques autres qui lui pèsent, et on n’est plus maintenant dans des généralités ressassées, mais du concret et du vécu intérieur.

À la fin de la séance, on prend un temps de prière. Je propose, comme on le fait souvent, d’utiliser des perles de couleur (on attribue à chaque couleur une signification de prière : par exemple jaune pour une prière de demande, bleu pour demander pardon, etc.). Les enfants choisissent leurs perles et, après un bref temps de silence, nous disons ensemble le Notre Père. Au moment où nous terminons, Marie demande si on peut avoir encore un moment de silence avec les perles, elle a besoin de prier encore. Bien sûr !

En quittant la salle, elle murmure un « merci » plein de lumière, un sourire effleure ses lèvres.

 

Partager notre lumière

Dans ces deux situations, une rencontre d’humain à humain a pu avoir lieu, elle a nourri quelque chose qui n’a pas beaucoup de mots pour se dire, et qui en nous est comme une lumière intérieure. Et si une occasion manquée n’était au fond rien d’autre qu’une lumière qu’on a pas (r)allumée chez soi ou chez l’autre ? Et si une vraie rencontre était le partage de cette lumière ?

Quand quelque chose en moi ou en l’autre reste fermé, la rencontre n’a pas lieu, je ne peux partager ma lumière, il ou elle ne peut pas partager la sienne. Parfois on arrive, avec notre sensibilité et notre intelligence, à contourner l’obstacle. Parfois non… on peut alors demander de l’aide : remettre la situation à Dieu, lui demander d’ouvrir en soi ce qui a besoin de l’être, une inspiration pour trouver le chemin de l’autre. Car il y a toujours un chemin ! "Vous êtes la lumière du monde" (Mt 5,14)