Je suis Américaine

Le Cri, Edvard Munch
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Le Cri, Edvard Munch

Je suis Américaine

Par Sandrine Landeau
27 juin 2022

Aujourd’hui, je suis américaine. Je suis cette femme, au Missouri, qui vient de découvrir qu’elle est enceinte alors qu’elle ne souhaite pas mettre un enfant au monde et qui ne sait plus vers qui se tourner, ni où aller. Je suis cette femme qui a déjà 2 enfants et qui ne souhaite pas en avoir de troisième. Je suis cette femme qui aurait bien voulu, mais dont le compagnon est parti et qui ne peut pas assumer seule le coût d’un enfant (parce que oui ça coûte!). Je suis cette femme qui a pris sa contraception, parce qu’elle ne souhaite pas d’enfant pour l’instant, mais qui est enceinte quand même (oui, ça arrive, et plus souvent que vous ne le pensez!). Je suis cette femme battue qui ne veut pas exposer un enfant à la violence de son compagnon. Je suis cette jeune fille qui a eu un accident de préservatif. Je suis cette autre, qui a accepté une relation sans protection parce que son copain insistait. Je suis cette femme qui, après un viol, se découvre enceinte. Je suis cette autre femme qui se sent bien trop fragile psychologiquement pour assumer le tsunami émotionnel d’une maternité. Je suis cette femme qui se croyait ménopausée et qui découvre que non. Je suis aussi polonaise, malgache, chilienne, maltaise, sans accès à un avortement sécurisé. Je suis aussi française, suisse, hollandaise, avec la chance d’avoir pu accéder à un avortement quand j’en ai eu besoin, et qui espère l’avoir toujours si j’en ai un jour à nouveau besoin. Ce droit est fragile, même dans les pays où il semble acquis.

Aujourd’hui je suis triste, devant le recul du droit d’avorter aux Etats-Unis, comme je l’ai été devant le recul du même droit en Pologne, comme je le suis à chaque fois. Je suis triste parce que des femmes vont mourir, parce que des familles vont être brisées, parce que la violence va se multiplier. J’ai peur pour ces femmes, pour ces filles, pour ces enfants non désirés. Je suis découragée aussi : tant de luttes, et cela au bout. J’ai honte aussi, moi qui suis pasteure, quand je lis que des protestant.es se réjouissent de la décision de la Cour suprême.

Et aujourd’hui je suis en colère aussi ! Il y a dix jours, c’était la grève des femmes en Suisse, où je travaille, et nous avions choisi de mettre en avant la colère : oui, il y a bien des raisons d’être en colère, et ce qui vient de se passer aux Etats-Unis en est une. La colère n’a pas bonne presse, encore moins pour les femmes, qui devraient être douces, adaptables, chercher le compromis, etc. Et bien non, la colère, je la revendique aujourd’hui et pour longtemps ! Je suis en colère de ces violences (et d’autres aussi, mais ce n’est pas le sujet du jour). Une légitime, saine et sainte colère ! La colère naît d’une limite dépassée, et là, une limite est dépassée, clairement : une femme DOIT avoir le choix ! Dans un monde où l’égalité salariale est loin d’être atteinte, même dans les pays les plus favorables, où les tâches ménagères reposent encore largement sur les femmes, tout comme les tâches de soin, où une grossesse freine une carrière et baisse les revenus (et donc aussi, à plus long terme, la retraite), dans un monde où la contraception – quand elle est accessible – est de la responsabilité quasi exclusive des femmes, dans un monde où la maltraitance infantile est une cruelle réalité, dans un monde où une femme meure sous les coups d’un homme qui se croit des droits sur elle tous les trois jours en France (pour prendre l’exemple d’un pays développé), dans un monde où les violences sexuelles sont monnaies courantes, oui dans ce monde-là qui est le nôtre, une femme DOIT avoir le choix de mener ou non une grossesse à terme ! Le drame, ce n’est pas le geste de l’avortement en soi – quand il est pratiqué dans de bonnes conditions, donc légalisé – c’est de se retrouver dans une situation où l’on est enceinte sans avoir désiré l’être, avec toutes les conséquences pour son corps, son psychisme, sa vie personnelle, familiale, sociale, professionnelle.

Comme femme, comme féministe, comme chrétienne, comme théologienne, comme pasteure, je défends ce droit : pénaliser l’avortement, ce n’est pas protéger la vie, c’est exposer les femmes à des pratiques dangereuses et à de la violence (22 millions d’avortements dangereux ont lieu dans le monde chaque année). Les manifestantes étatsuniennes pour le droit à l’avortement qui brandissent des cintres le font parce que c’est un des moyens d’avorter quand les moyens sûrs ne sont plus accessibles : s’enfoncer dans le vagin un fil de fer, par exemple un cintre, pour atteindre l’utérus et en ravager l’intérieur, en espérant provoquer une fausse couche. C’est un des moyens que les femmes vont à nouveau utiliser, avec la peur, la douleur, les risques d’échecs, de malformation, de septicémie, de mise en danger de la capacité reproductive à long terme, et de mort qui vont avec. Ou bien ingérer des comprimés achetés très cher on ne sait où et à la composition douteuse, au mieux inefficace, au pire dangereuse. Ou encore se jeter à plat ventre par terre depuis un empilage précaire de meubles. Voilà ce que c’est qu’un monde dans lequel les femmes n’ont pas accès à des sages-femmes ou des médecins pour avorter. Dire que ces femmes n’ont qu’à accoucher sous X, ou tout autre procédé similaire, n’est pas si simple. Une grossesse et un accouchement, ce n’est pas rien, physiquement, émotionnellement, spirituellement, et pas seulement pendant 9 mois ! Peut-être que certaines seront d’accord pour cette voie, mais celles qui ne le souhaitent pas doivent pouvoir en choisir une autre : celle de l’interruption de grossesse.

Dans un monde où le droit à l’avortement existe, les femmes qui ne souhaitent pas avorter – quelles que soient leurs raisons – n’avortent pas. Et les femmes qui souhaitent avorter – quelles que soient leurs raisons – peuvent le faire en toute sécurité. Chacune a le choix, et la responsabilité qui va avec.

Les personnes anti-avortement se disent pro-vie, au nom de leur lecture de la Bible. Moi aussi je suis pour la vie bien sûr, et pourtant je défends le droit à l’avortement, au nom de ma lecture de la Bible. Toute lecture de la Bible est interprétation, toute lecture d’une situation de vie est interprétation. La Bible regorge de passages contradictoires entre eux, elle regorge de passages que presque personne n’envisagerait d’appliquer à la lettre (avez-vous déjà sérieusement envisagé de vendre votre fille comme servante, ou de faire lapider votre fils qui ne vous obéit pas?). Tout.e lecteurice de la Bible a une clé de lecture et d’interprétation, c’est inévitable. L’enjeu, ce n’est pas de ne pas en avoir, c’est d’y réfléchir en conscience, de la faire évoluer en fonction de nos découvertes. Il y a une grande diversité d’interprétations possibles, et d’autres qui sont quand même impossibles. Faire de la Bible un livre de morale avec des recettes valables en tout temps est de ces interprétations impossibles : même le commandement de ne pas tuer – cher aux militant.es anti-avortement – est contredit largement par les passages où Dieu ordonne au peuple d’Israël de massacrer ses ennemis jusqu’aux derniers, hommes, femmes, enfants, vieillards (on appelle ça « vouer une ville à l’interdit »). C’est que ce commandement est une direction vers laquelle orienter sa vie, à voir selon chaque situation comment l’appliquer au mieux (aux Etats-Unis, les mêmes militant.es anti-avortement sont souvent tout à fait favorables à la peine de mort ou au port d’armes...). Il est aussi une promesse : oui, un jour le monde et les humains seront moins chaotiques et il sera possible de l’appliquer.

Il n’est pas si simple, dans une situation donnée, de savoir où est le chemin de vie, et dans nos vies nous n’avons pas souvent un choix aussi clair : blanc/noir, mort/vie. Nous avons le choix entre des chemins qui mêlent les deux dans des proportions variables, pas toujours possibles à évaluer au premier coup d’œil. Dans le cas d’une femme qui est enceinte sans l’avoir désiré, où est la vie si mettre au monde un enfant la met en danger et/ou le met en danger ? Qui peut le dire pour elle ? Elle peut prendre des conseils ; elle peut réfléchir ; si elle a une vie spirituelle active elle peut demander à Dieu d’être éclairée dans son choix. Tout cela est recommandé. Au final il reste que c’est son choix : chacun, chacune est invité à faire ses propres choix, parce que notre point de vue sur notre situation est unique. La promesse qui traverse la Bible, c’est que Dieu nous accompagne partout où nous mènent nos chemins, même, et surtout quand ils ne sont pas ceux qu’il avait imaginé. Quel que soit le chemin que choisit une femme, quelles que soient ses parts d’ombres et de lumières, il sera là, il l’accompagnera, il ouvrira des voies dans les impasses. Mais c’est entre la femme et Dieu. Personne n’a le droit de lui imposer une lecture unique de sa situation et de la « volonté de Dieu ».

« Que veux-tu que je fasse pour toi ? », « lève-toi, viens, suis-moi » : quand Jésus rencontre quelqu’un, homme ou femme, c’est pour redresser cette personne intérieurement, pour la remettre en marche, pour ouvrir devant elle des chemins jusque là fermés, pour libérer de ce qui enferme. Pas pour décider à sa place ce qui est bien pour elle. Il ne donne aucune recette valable partout en tout temps ; en relevant ses interlocuteurices, en les traitant comme des égaux.ales, il leur donne accès à leur responsabilité.

Alors là-bas, ici, que des femmes – et des hommes – se lèvent pour défendre le droit à l’avortement, le droit à la contraception, l’égalité entre hommes et femmes, pour soutenir les associations qui aident les femmes souhaitant avorter dans les pays qui le leur interdisent !