Un père extraordinaire et deux fils appelés à grandir - Luc 15, 11-32
Quel lien est-ce que vous faites entre votre travail et votre vie spirituelle ? La question est loin d'être évidente.
Dans le protestantisme, depuis le 18e s., on a souvent tendance à considérer travail et spiritualité comme deux domaines séparés. Cette séparation n'existait pas chez les Réformateurs qui considèrent que le travail - toutes catégories confondues, salarié, familial, bénévole - est le lieu de l'existence où chaque personne est appelée à vivre sa vocation [1]. Cette séparation n'existe pas non plus dans la Bible qui proclame que Dieu nous a rejoints par Jésus dans toutes les dimensions de la vie humaine. Ainsi, cette parabole nous parle de Dieu mais aussi du travail.
Curieusement, c'est une fête qui fait apparaître les questions que pose le travail. La fête commence.
« Pendant ce temps, le fils aîné travaillait dans les champs. Quand il revient et s'approche de la maison, il entend de la musique et des danses. Il appelle un des serviteurs et il lui demande ce qui se passe. Le serviteur lui répond : « C'est ton frère qui est arrivé. Et ton père a fait tuer le veau gras, parce qu'il a retrouvé son fils en bonne santé. »
Alors le fils aîné se met en colère et refuse d'entrer dans la maison. Il dit à son père :
“Ecoute, il y a tant d'années que je te sers sans avoir jamais désobéi à l'un de tes ordres. Pourtant, tu ne m'as jamais donné même un chevreau pour que je fasse la fête avec mes amis. Mais quand ton fils que voilà revient, lui qui a dépensé entièrement ta fortune avec des prostituées, pour lui tu fais tuer le veau bien gras ! ” Le père lui dit : “Mon enfant, toi tu es toujours avec moi, et tout ce que je possède est à toi.
La réaction de l'aîné par rapport à cette musique et à ces danses met en évidence la manière problématique dont il vit son travail. Pendant que le cadet était à l'étranger, il a continué à travailler à la ferme familiale. Selon les règles de l'époque, il recevra un héritage double de celui du cadet et accède au rôle de patron avec son père. Toutefois, il vit son travail comme un petit enfant qui doit se contenter d'obéir aux ordres de son père, sans autonomie ni créativité. Ainsi, il semble attendre la permission de son père pour faire une fête avec ses amis alors qu'il pourrait l'organiser librement lui-même.
Aujourd'hui, le travail, dont les exigences ont considérablement augmenté ces dernières années, pèse aussi très lourdement dans la vie de bien des gens. En pratique, il occupe souvent la plus grande place dans leur vie et il ne leur reste que peu de disponibilité pour leurs proches.
Dans le bénévolat, qui est aussi une forme de travail, on voit aussi des personnes s'investir tellement dans leur activité bénévole qu'il ne leur reste guère de temps pour elles-mêmes, pour se faire plaisir ou partager des bons moments avec d'autres.
Dans notre parabole, le cadet a commencé par quitter son travail. Il travaillait sûrement aussi aux champs, comme son frère aîné, mais à un moment donné, il décide d'arrêter de travailler et de vivre sa vie. Il part à l’étranger où il gaspille son héritage. Il est ensuite contraint de se remettre à travailler et d'accepter un emploi dégradant. Il décide alors de retourner travailler chez son père.
Ce père est exemplaire par son attitude vis-à-vis de ses deux fils. D'abord avec son cadet. Quand, selon les usages de l'époque, le cadet lui demande sa part d'héritage et décide de partir à l'étranger, il ne fait aucune objection. Pas même une simple recommandation, du genre : " tu feras quand même attention, tu seras prudent. Tu sais dans ces pays lointains, tu rencontreras parfois des gens peu recommandables."
Ensuite commence une nouvelle histoire. A travers son expérience douloureuse, le cadet se transforme. Avant de décider de retourner vers son père, il commence par accepter courageusement un travail considéré comme particulièrement dégradant pour un juif : garder les cochons. C'est d'autant plus dur qu'il se trouve dans un pays qui est touché par une famine.
Au moment de son retour, le père se précipite à sa rencontre. C'est une manière d'agir très surprenante à cette époque. Elle est contraire à la dignité pour un oriental âgé qui, en principe, ne se précipite jamais. Le père court vers lui et l'accueille immédiatement comme son fils : il lui donne un beau vêtement, comme pour un hôte d'honneur, un anneau, symbole d'autorité et des sandales, symbole de l'homme libre. Le cadet pensait revenir comme simple ouvrier et le voilà accueilli comme un fils !
En ce qui concerne l'aîné, qui est très fâché, le père sort aussi pour aller à sa rencontre, sans parvenir à le convaincre de se joindre à la fête. Pour le père, le fils aîné aussi est libre ! Il n'est pas obligé de centrer toute sa vie sur le travail et le devoir. Et il est invité lui aussi à se réjouir du chemin parcouru par son frère et des retrouvailles familiales.
Dans cette parabole, les deux frères ont un point commun : ils ont pendant longtemps mené une vie sans perspectives. Ils ont été longtemps perdus par rapport à leur travail et à son sens.
L'aîné menait une vie sans saveur qui l'empêche d'apprécier ce qu'il a. Il ne parvient pas à vivre son travail comme un adulte responsable qui, de temps à autre, peut s'arrêter, se réjouir et, comme le Créateur, voir, à cinq reprises que " cela était bon ", avant de conclure, le 6e jour, que " c'était très bon ". (Genèse 1).
Le cadet, lui, quand il revient, n'a plus rien. Il revient comme un réfugié, sans identité, sans argent. Cependant, il s'est transformé, il est devenu adulte, ce que son père accueille avec une immense joie. L'aîné est resté un enfant mais le père l'invite à grandir.
Pour tous les tous deux, l'amour inconditionnel du père ouvre la possibilité d'une vie nouvelle. Ce père est le personnage central de cette parabole. C'est le modèle même du père. Jésus raconte cette histoire pour nous faire comprendre comment notre Père céleste agit vis-à-vis de chacun et chacune de nous. Un Père qui nous accueille tels que nous sommes, avec nos résistances, avec nos échecs. Un Père qui nous invite toutes et tous à accueillir son amour inconditionnel et à vivre comme ses enfants.
Comment est-ce que l'histoire va continuer. La parabole n'en dit rien, c'est à nous d'imaginer la suite. La suite, elle se passe dans nos vies. Comment allons-nous vivre notre travail, salarié ou bénévole ? Quel sens allons-nous lui donner ?
Pour Calvin qui a beaucoup réfléchit à la question du travail, le sens du travail, c'est de louer Dieu et de servir la communauté.
Pour que le travail salarié ou bénévole puisse être une source de joie plutôt qu'un esclavage, il faut régulièrement s'arrêter [2].
" Tu as six jours pour travailler et faire tout ton ouvrage. Le septième jour, c'est le sabbat qui m'est réservé, à moi, le Seigneur ton Dieu. " (Exode 20, 9-10)
Dans notre parabole, ce temps d'arrêt, ce shabbat, c'est le moment de la fête préparée par le père, à laquelle toutes et tous sont invités.
Alors maintenant, louons le Seigneur et faisons place à la musique ! Musique : je vous propose d'écouter un moment de musique
[1] Voir mon livre Dis, pourquoi tu travailles ? Ed. Ouverture 2012, pp. 42-44
[2] Idem, pp. 179-186