Défragmentations spirituelles et institutionnelles à Karlsruhe
Que peut apporter de particulier une institution représentant des millions de croyants, une grande diversité d’Églises et des engagements reconnus au nom des valeurs chrétiennes? C’est la question qui se pose au Conseil œcuménique des Églises (COE), dont la 11e Assemblée se tiendra du 31 août au 8 septembre à Karlsruhe. Tous les sept ans, des délégués du monde entier ainsi que de nombreux fidèles se rassemblent dans une ville différente. La dernière se déroulait à Busan en Corée du Sud.
Plusieurs réponses se profilent, selon que l’on vienne d’Europe, d’Asie, d’Afrique ou des Amériques. Pour les Européens que nous sommes, il y a une forme de rendez-vous avec l’histoire. Quand cette institution se crée, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la priorité est claire: s’engager pour la paix, la construction de relations de confiance, travailler à l’unité spirituelle pour que plus jamais la guerre ne se dessine sur le Vieux-Continent. Septante-quatre ans plus tard, les canons redonnent de la voix en Ukraine… et l’Allemagne sera le lieu où vont se rencontrer toutes les familles de l’orthodoxie et bien d’autres familles chrétiennes aussi. Autant dire que ce rendez-vous de Karlsruhe sonne comme une forme de défi: si l’esprit œcuménique développé à Genève a toujours un sens en Europe, c’est maintenant qu’il doit rayonner.
Tous les observateurs de la scène interconfessionnelle chrétienne le savent, l’œcuménisme comme projet d’unité institutionnelle entre protestants, catholiques et orthodoxes n’est ni une option réaliste, ni même une option vraiment souhaitable, tant la diversité est une richesse, consubstantielle au christianisme dès ses origines. Pour autant, que les chrétiens se parlent, s’écoutent, valorisent effectivement leurs diversités, travaillent le plus possible ensemble est une priorité. C’est une chose en voie d’acquisition en Europe sécularisée… ce n’est pas une réalité avec le monde orthodoxe slave, sans parler des pays du sud où l’esprit œcuménique n’a pas remplacé une indifférence polie quand ce n’est pas un prosélytisme caché. Pour résumer: l’œcuménisme ce n’est pas une fin en soi mais un moyen pour avancer sur des engagements de terrain, au service de l’humain et des humains. A cet aune, si le rassemblement de Karlsruhe n’accouche pas d’un authentique programme de pacification et de justice dans le conflit ukrainien, il aura raté son rendez-vous avec l’Histoire mais aussi avec son histoire.
Au fil des décennies, le COE a engagé des programmes d’action remarquables, dont le plus fameux est le programme de lutte contre le racisme. A Harare en 1998 lors de la 8e assemblée, Nelson Mandela avait rendu un vibrant hommage à la contribution du COE à la déconstruction de l’apartheid en Afrique du Sud. La marque de fabrique de ses programmes d’action est leurs caractères avant-gardistes, transversaux et multiculturels, comme la décennie de solidarité des Églises avec les femmes ou les actions écologiques en faveur de l’intégrité de la Création, initiées bien avant les prises de conscience écologiques actuelles. Ce qui rend cette perspicacité possible, c’est le travail de défragmentation spirituelle et institutionnelle à l’œuvre. Sans gommer les différences, le COE offre des passerelles de différentes natures pour se rapprocher et se comprendre. Cela va de célébrations ouvertes à tous, au débat éthique, en passant par la solidarité dans des actions concrètes en faveur de la justice.
Parmi les 352 églises membres, la plus importante est l’Église orthodoxe russe. Est-elle pour autant la plus puissante et la plus influente? Non, une Église protestante des îles Fidji, menacée par la montée des océans, peut parfaitement faire entendre sa voix. La force de cette «ONU spirituelle chrétienne» est celle de laisser émerger, au vu de tous, les voix d’une conscience qui cherche l’universel. Exercice d’éveil aussi nécessaire que difficile et de longue haleine. D’autant que ces voix sont irréductiblement plurielles, pour les raisons profondes liées à l’ADN du christianisme.
Rêvons un instant, si le pape ou le patriarche Kyrill (chef de l’Église orthodoxe russe) avaient l’humilité de venir à Karlsruhe, non pas pour être la conscience de la chrétienté vue de Rome ou de Moscou, mais pour porter la diversité de cette conscience, ils apporteraient cette touche d’humilité et de courage qui peuvent faire avancer sur le chemin de la réconciliation et de la justice. C’est d’ailleurs le défi des délégations présentes à Karlsruhe: plus les églises sont cléricales, plus elles vont prendre leurs ordres d’en haut. Dans le cas de l’Église orthodoxe russe, c’est particulièrement sensible. Or précisément, le COE offre une opportunité unique de parole libre. Dans ce cénacle, tout est de l’ordre du partage, du volontaire, de la non-contrainte. A chacune des délégations de le saisir.