Reconfiguration de l’oecuménisme
« Une proximité au plan éthique apparemment plus forte entre catholiques et évangéliques pourrait-elle les rapprocher de manière significative » ? se demande Philippe Girardet.[1] C’était au lendemain d’un « clash » entre le Conseil national des Évangéliques de France (CNEF) et la Fédération protestante de France (FPF) à l’occasion d’un rassemblement protestant lors du 500e anniversaire de la Réformation, où un culte « inclusif » avait été prévu sans que le CNEF ait été mis au courant.[2]
Le sociologue Sébastien Fath constate que « moralement plus conservateurs que les réformés et les luthériens, les évangéliques apparaissent plus proches des positions défendues par le pape et les évêques sur des questions comme l’avortement, la famille, l’homosexualité ».[3]
Selon ce dernier le fait que le message des uns et des autres se soit recentré sur le kérygme chrétien, à savoir l’Évangile du salut en Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, crucifié et ressuscité, a permis cette recomposition œcuménique. Ce que S. Fath dit des évangéliques s’applique d’ailleurs aussi au courant confessant à l’intérieur des Églises protestantes. Sur les points centraux de la foi et sur les questions éthiques, ce dernier se découvre bien plus proche du catholicisme et de l’orthodoxie que du courant protestant libéral.[4]
C’est ce que confirme Pierre Jova, journaliste (catholique) à l’hebdomadaire La Vie, lors d’une rencontre sur la communion ecclésiale organisée par le mouvement des « Attestants ».[5] Ce mouvement – comme la Fraternité de l’Ancre en Alsace Lorraine et le Rassemblement pour un renouveau réformé en Suisse romande - a voulu garder l’unité de l’Église dans la délicate question de la bénédiction des couple homosexuels. Alors que cette question a provoqué des schismes dans les Églises réformée, anglicane et méthodiste unie aux USA.[6] Cela a été une leçon pour le catholicisme français. C’est aussi une chance pour l’Église protestante unie de France qui a ainsi été gardée de devenir « un club libéral ».
« L’unité nous est déjà donnée entre chrétiens confessants, affirme-t-il. Ce qui est central est la confession du Christ. La solidité doctrinale est un ferment de communion. Les Attestants sont la preuve que la communion se vit déjà. L’Église est appelée à être inclusive mais jamais au détriment de la vérité chrétienne ».[7]
A noter aussi que la réponse de l'Église catholique au document du Conseil œcuménique des Églises - L'Église, vers une vision commune - constate que l'œcuménisme est en difficulté en raison de ces différences dans le domaine moral.[8]
Jetons un coup d’œil du côté de l’Église orthodoxe ! Lors d’un comité central du Conseil œcuménique des Églises (février 2008), le représentant de l’Église orthodoxe russe, l’archevêque Hilarion Alfeyev, a lancé un « coup de gueule » contre ce qu’il appelle le « christianisme libéral ».[9] Après sa prise de parole, je l’ai interviewé tout comme un autre orthodoxe, plus modéré dans ses affirmations : Léonid Kishkovsky.[10]
H. Alfeyev souligne les dangers d’un christianisme « politiquement correct », qui non seulement capitule devant les normes morales séculières, mais promeut aussi des systèmes de valeurs étrangères à la tradition chrétienne. Y a-t-il une limite à cette accommodation de la longue tradition chrétienne, demande-t-il ?
Les « partenaires stratégiques » de l’orthodoxie sont d’abord les catholiques, mais aussi les protestants qui défendent les valeurs traditionnelles et qui se trouvent surtout dans les Églises du Sud.[11] H. Alfeyev voit aussi d’un bon œil les travaux du Forum chrétien mondial qui élargit l’œcuménisme aux Églises évangéliques et pentecôtistes.
Lors de l’assemblée mondiale du COE à Busan en 2013, H. Alfeyev, devenu métropolite de Volokolamsk et président du Département des relations extérieures du Patriarcat de Moscou, a prononcé un discours intitulé La voix de l'Église doit être prophétique. Il a mis sur table la question qui, à bien des égards, a dominé toute l'Assemblée : les valeurs morales du christianisme et la manière dont les Églises membres du COE s'y réfèrent et les reconfigurations œcuméniques auxquelles elles conduisent. Cette question a également été indirectement abordée par d'autres intervenants de l'Assemblée[12].
L’autre regard, plus modéré, est celui de Léonid Kishkovsky, théologien orthodoxe américain, d’origine russe, ancien président de Christian Churches Together (CCT), la branche du Forum chrétien mondial aux États-Unis. Sa longue expérience du dialogue œcuménique lui fait constater que si tous les chrétiens sont motivés par l’Évangile, son application conduit à des conclusions très différentes : « J’ai de bons amis qui se disent libéraux. Avec eux il y a des points de convergences, mais d’autres points où l’entente n’est pas possible ».
Il pense que la distinction entre d’un côté le christianisme traditionnel avec l’orthodoxie et le catholicisme et de l’autre le christianisme progressiste représenté par le protestantisme, doit être nuancée. D’une part, on rencontre dans le catholicisme certaines positions encore plus libérales que dans le protestantisme ; d’autre part il y a un débat intense à l’intérieur des Églises protestantes sur les questions de foi et d’éthique.[13]
Le Forum chrétien mondial témoigne de cette reconfiguration de l’œcuménisme. Participant actif, Kishkovsky y a découvert les nombreux points communs dans les enseignements dogmatiques et éthiques fondamentaux entre la théologie évangélique/pentecôtiste et l’orthodoxie. « Même si le pentecôtisme pose beaucoup de questions ecclésiologiques et missiologiques à l’Église catholique en Amérique latine et à l’orthodoxie dans les pays de l’Est, ce fut une expérience rafraîchissante pour tous. Nous avons acquis une nouvelle capacité d’écoute et reconnu que nous avions des stéréotypes les uns à l’égard des autres ».
Selon lui, ce qui fait problème aujourd’hui ne sont pas tant les positions théologiques, mais les idéologies. Et l’idéologie conservatrice est aussi problématique que l’idéologie libérale. « Il y a dans l’idéologie du libéralisme quelque chose de destructeur de la vie de l’Église, pourtant je ne peux juger les personnes, car parfois – je dois l’avouer – je rencontre des libéraux qui sont, à mon sens, des chrétiens vivant une sainte vie ».
Les personnes sont autre chose que l’idéologie. Certes il y a une part de vérité dans chacun des différents courants qui défendent la famille, l’institution, etc, mais l’idéologie conservatrice est aussi mortelle. Sa conclusion est qu’il nous faut être beaucoup plus à l’écoute de l’Écriture et de la prière et essayer de surmonter les clivages idéologiques.
Une conclusion que je partage pleinement ! Sans cesse l’Église est en effet tentée par les idéologies – qu’elles soient marxiste, « LGBTetc.. », « Woke », « Cancel culture », conservatrice, « monde russe »[14], etc…
En revanche le chemin que nous propose l’Évangile est concret. Il s’agit de suivre Jésus dans son style de vie, en dialogue constant avec la Parole de Dieu. Il n’est pas entré dans le jeu des idéologies de son temps : Pharisiens contre Sadducéens, Esséniens contre Zélotes. Cheminer selon le style de Jésus signifie marcher dans l’Esprit saint, qui est l’âme de l’œcuménisme et donne « d’examiner toutes choses et retenir ce qui est bon » (1 Thess 5,19)
Image : Célébration finale de la rencontre de Ensemble pour l'Europe, Munich, juillet 2016
[1] Un protestantisme fortement divisé. Quelle influence sur la relation œcuménique catholique-protestante ? En : Institut supérieur d’études œcuméniques, Nouveaux territoires de l’œcuménisme. Cerf, Paris, 2019, p. 159
[2] Clément Diedrichs, directeur du CNEF a alors dit : « Nous sommes d’accord pour partir de ce qui nous unit, et notamment de la Bible, mais si ce socle commun n’est plus assuré, nous ne pouvons pas ne pas le dire car nous nous trouvons plus sur le même fondement théologique. Or, sur la question de l’homosexualité, la Bible est très claire ». Ibid. p. 158.
[3] Sébastien Fath, « Vers un œcuménisme de la piété kérygmatique ? Recompositions évangéliques/catholiques. En Ibid, p. 76
[4] Ibid, p. 69-73
[5] « La communion, un défi », 7 février 2021. https://www.ler3.ch/la-communion-un-defi-rencontre-annuelle-des-attestants/
[6] Le premier jour de l’année 2022, la plus vieille Église réformée des USA, la Reformed Church in America, s’est divisée à la suite des décisions prises sur l’ordination et le mariage homosexuel. 43 congrégations ont quitté cette dénomination pour former l’Alliance of reformed Churches. 123 autres sont en pourparlers pour rejoindre cette alliance. cf. Kathryn Post, Reformed Church in America Splits as Conservatives Form New Denomination. Christianity To-day, 7 janvier 2022. https://www.christianitytoday.com/news/2022/january/reformed-church-in-america-rca-alliance-of-reformed-churche.html
[7] Cf https://www.ler3.ch/la-communion-un-defi-rencontre-annuelle-des-attestants/
[8] Churches Respond to The Church: Towards a Common Vision, Volume 2, Edited by Rev. Dr Ellen Wondra, Rev. Dr Stephanie Dietrich, Dr Ani Ghazaryan Drissi, Geneva, 2021, WCC Publications, pp. 202-204, 211
[9] A lire dans Europaica No. 139, http://orthodoxeurope.org/page/14/139.aspx
[10] Cf. Martin Hoegger, « Deux regards orthodoxes sur le christianisme libéral ». Chrétiens en Marche. No 99, Juillet-Septembre 2008, p. 3.
[11] cf. Europaica No. 93, 14 avril 2006, http://orthodoxeurope.org/page/14/93.aspx
[12] Son article en Ecumenical Review 65:4 (2013), p. 489-496 aborde cette question.
[13] Le Manifeste bleu atteste de ce débat !
[14] A ce sujet, voir la déclaration des théologiens orthodoxes (inspirée de la Déclaration de Barmen) contre l’idéologie du « monde russe » défendu par le patriarche Kyril de l’Église orthodoxe russe, lequel a légitimé l’agression de la Russie contre l’Ukraine en février 2022. https://publicorthodoxy.org/wp-content/uploads/2022/03/Declaration-sur-le-Monde-russe-et-lUkraine.pdf