Croire en l’unité visible de l’Église : un appel pour les Églises de la Réforme
L’unité visible de l’Église du Christ est le but du Conseil œcuménique des Églises. Cet appel à l’unité, les Églises protestantes l’ont entendu dès le commencement du mouvement œcuménique. Elles s’y sont engagées et ont donné à ce mouvement des personnalités de premier plan qui l’ont marqué.[1]
Cet appel retentit également à l’interne des Églises protestantes qui, au cours de l’histoire, se sont divisées comme nulles autres et ont mis à mal l’unité, cette première note de l’Église.[2]
L’unité de l’Église est avant tout spirituelle : le mouvement œcuménique l’a compris depuis longtemps. Elle ne se réduit pas à l’unité ecclésiastique dans la doctrine, le culte et l’organisation ; elle est aussi et surtout communion vitale des personnes dans le Christ.[3]
Avant tout, j’invite à méditer sur le modèle de l’unité de l’Église qui est la vie d’amour entre les trois personnes de la Trinité. Modèle que « l’ecclésiologie de communion » a mis en valeur.
Cette unité dans l’amour, le Père en est la source ; le Fils en est le cœur et l’Esprit saint en est l’âme.
L’amour du Père pour le Fils, source de l’unité
Quand on considère l’Église sur un plan sociologique, que voit-on ? Des tensions la secouent, des scandales la traversent, des divisions l’affaiblissent. « Constant dans son effort, Satan conspire », chante Martin Luther dans son fameux cantique « Eine feste Burg ». Sur terre nous ne vivons pas unis. Affirmer l’unité de l’Église peut paraître naïf ou utopique.
Comment considérons-nous l’Église ? La sociologie, aussi utile soit-elle, ne peut en rendre compte en profondeur. Pour découvrir l’Église, il faut remonter à celle que Dieu a pensé. L’Église est en définitive un acte de foi et de confiance : « Je crois en l’Église une… »
Elle trouve son unité dans sa source : le mystère du Père et du Fils vivant en communion l’un avec l’autre. L’Église est appelée à vivre son unité sur le modèle de leur communion, où chacun se donne à l’autre.
« Le Père et moi nous sommes un » (Jean 10,30). Cette affirmation de Jésus constitue le « mystère » fondamental de la foi chrétienne. Un mystère qu’il est venu révéler par ses paroles et son œuvre. Un mystère qu’il nous donne de connaître par l’Esprit saint et dans la foi : « Toutes choses m'ont été données par mon Père, et personne ne connaît le Fils, si ce n'est le Père ; personne non plus ne connaît le Père, si ce n'est le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler » (Mat 11,27).
Ce mystère, celui de Dieu, est la source de tous les autres. Il pénètre et éclaire toutes les réalités de la création et l’histoire du salut. Également la communion de l’Église.
Seule la foi animée par l’Esprit saint nous fait entrer dans le mystère de l’Église, lieu où se vit la communion des croyants avec le Père et le Fils et avec ceux qui nous ont précédés, comme le dit le célèbre hymne de Samuel Stone « the Church’s one fondation », écrit pour répondre à un schisme de son Église :
“Yet she on earth hath union
With God the Three in One,
And mystic sweet communion
With those whose rest is won”.[4]
Surplombant les siècles, la majestueuse prière de Jésus fait jaillir à jamais cette source de l’unité dans l’amour trinitaire :
« Que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu’ils soient en nous eux aussi, afin que le monde croie que tu m’as envoyé ». (Jean 17,21)
Ainsi en nous donnant les uns aux autres, comme le Christ s’est donné au Père, l’unité dans la diversité se vit. Sans amour réciproque dans la vérité entre nous l’unité de l’Église n’est que formalisme. Cette communion dans l’amour doit être visible. Pour croire, le monde doit la voir ! Nous y reviendrons.
Le premier pas pour témoigner de l’unité est donc un acte de confiance envers Dieu qui a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique.
Le deuxième pas est de répondre à son amour en vivant le double commandement d’amour pour Dieu et son prochain : le mettre en premier, lui d’abord, puis vivre la règle d’or avec chaque prochain. Cette règle – « fais à l’autre ce qu’il voudrait qu’il te fasse » - résume tout ce que Dieu attend de nous : « c’est la loi et les prophètes » (Mat 7,12 ; 22,40).
La Parole du Fils au cœur de l’unité
L’ecclésiologie protestante a mis l’accent sur l’accueil de la Parole de Dieu dans l’Écriture et la prédication.
Sans elle il n’y aurait ni foi, ni Église, ni mission. « La foi vient de ce que l’on entend » (Romains 10,17).
Le célèbre article VII de la Confession d’Augsbourg, publiée en 1530, place en effet la Parole de Dieu reçue dans l’Écriture et célébrée dans les sacrements au cœur de l’Église. Selon cet article, l’accord dans cette Parole « suffit » pour l’unité de l’Église.[5] C’est ainsi que, les Églises de la Réforme magistérielle se sont, sur la base de cette compréhension de l’unité, déclarés en communion.[6]
C’est dans la Parole de Dieu que nous buvons à l’amour trinitaire. Sans elle, pas de communion ecclésiale possible. Il faut toujours revenir à elle. Plus nous l’écoutons, plus la communion s’approfondit.
Mais il ne suffit pas de l’écouter, il faut la vivre en vivant la sainte volonté de Dieu, en faire sa nourriture, comme Jésus l’avait fait : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé, et d'accomplir son oeuvre. » (Jean 4,34). Elle doit être mise en pratique dans tous les domaines de la vie.
La Parole de Dieu a son expression la plus haute dans la vie et l’œuvre de Jésus-Christ, et son sommet dans sa croix où il vit toutes les Paroles de Dieu et réconcilie le monde avec Dieu.
Depuis sa résurrection, le Christ est désormais Parole vivante parmi nous et rassemble son troupeau dispersé. Il parle à son peuple à travers les Écritures comme il parlait à ses disciples sur le chemin d’Emmaüs.
A ceux qui se réunissent « en son nom », c’est-à-dire dans son style de vie, il promet sa présence (Mat 18,21). Le Christ parmi nous est le coeur notre unité dans la vérité. Il n’y a d’unité que dans l’accueil de la vérité qu’il incarne.[7]
Une unité animée par l’Esprit saint
L’Esprit saint est le grand oublié de l’ecclésiologie protestante. Ceci malgré les symboles de l’Église ancienne qui placent l’Église dans le troisième article de foi sur l’Esprit saint, et malgré des accents de la théologie de Martin Luther et de Jean Calvin.
L’ecclésiologie est essentiellement pensée à travers la christologie. La même chose peut être dite de la théologie catholique avant Vatican II. Yves Congar a forgé le terme de « christomonisme » pour critiquer cet oubli dans la tradition latine.[8]
Il faudra l’apport de la théologie orthodoxe ainsi que les renouveaux pentecôtiste et charismatique pour redécouvrir la personne du Saint Esprit et approfondir une perspective davantage trinitaire sur l’Église.
L’insistance sur la Parole au détriment de l’Esprit a conduit le protestantisme à surestimer la prédication de la Parole de Dieu aux dépends de sa célébration dans la sainte Cène, où l’Esprit est invoqué dans l’épiclèse. Redécouvrir l’Esprit, c’est aussi s’ouvrir à un renouveau eucharistique.
C’est par l’Esprit que le Christ habite en nous (Galates 2,20) et parmi nous (Mat 18,21). C’est lui qui nous tourne vers le Père comme Jésus est constamment tourné vers lui. Et en nous tournant vers lui, nous nous accueillons comme des frères et sœurs appelés à témoigner d’une communion qui est signe de la communion entre le Père et le Fils.
L’Esprit et l’Église sont toujours ordonnés l’un à l’autre et inséparables l’un de l’autre. Avec lucidité Philippe Menoud écrit : « L’Église sans l’Esprit serait un corps sans principe de vie. Elle pourrait bien se réunir dans le souvenir des faits du passé. Mais ces faits n’auraient que la valeur d’une information historique. Ils ne seraient point salutaires. L’Église sans l’Esprit ne serait qu’une réalité sociologique.
L’Esprit sans l’Église serait une force sans moyen d’action permanent. Il agirait bien sur les croyants isolés ou sur des générations isolées de croyants. Mais son action serait sans lien organique avec le salut réalisé une fois dans l’histoire ; elle révélerait le Christ glorifiés, sans manifester son unité avec le Jésus de la tradition. L’Esprit sans l’Église ne créerait que des collèges de mystiques ».[9]
L’Esprit fait de nous, des « chrétiens », des « messianiques » oints du même Esprit. (Ac 11,26) Il fait habiter en nous les dons qui animaient Jésus, le seul « Messie » qui les contenait tous. Par la présence de ces dons en nous, il réalise l’unité, d’abord entre disciples juifs et non-juifs, comme il l’a fait à Antioche et au Concile de Jérusalem au commencement de la vie de l’Église (Ac 11,22s ; 15 ; Eph 2,19).
L’Esprit a suscité au long des âges des témoins qu’il a habités, à commencer par la servante du Seigneur qu’il a couverte par son ombre (Luc 1,35). Chercher à vivre dans l’Esprit comme ils ont vécu et méditer sur leur vie, est source de communion dans et entre les Églises.
Avec eux nous avons à être dociles à l'action du Saint-Esprit pour recevoir l'unité dans la vérité et l'amour qui viennent de Dieu. Pas d’unité de l’Église sans chemin de sainteté.
L’Esprit saint est l’âme de l’Église. Il verse ses charismes divers pour la nourrir, la former, la réunir. Nous avons reçu de l'Esprit Saint différents dons qui doivent servir à édifier le corps du Christ (1 Cor 12) auquel appartiennent ceux qui confessent la seigneurie de Jésus.
L’Église est l’Église des charismes qui s’expriment à travers des ministères variés, lesquels sont définis de diverses manières dans les Églises. Aujourd’hui le protestantisme qui avait mis l’accent sur le ministère pastoral les redécouvre.
Sans ouverture à l’Esprit saint, l’Église organisée n’est qu’une coquille vide ou « un parfum de vase vide ».[10] La même chose peut être dite du mouvement œcuménique quand il tombe dans le formalisme et l’institutionnalisme. L’Église communion est l’Église de la Parole et du Saint Esprit.
[1] Voir Jean Baubérot et Jean-Louis Leuba, article « Œcuménisme » dans l’Encyclopédie du protestantisme (P. Gisel, éd.), Paris/Genève, PUF/Labor et Fides, p. 1004-1019.
[2] Sur les divisions et les rapprochements à l’interne du protestantisme, voir Mathias Wirz, Le profil protestant face à la recherche de communion ecclésiale, dans L’unité des chrétiens. Pourquoi ? Pour quoi ? (Michel Mallèvre, éd.) Cerf, Paris, 2016, p. 91-93
[3] Par exemple, à l’aube du mouvement œcuménique moderne, Charles Henri Brent, le premier président de Foi et Constitution écrivait : « L’unité ecclésiastique ne produit pas nécessairement l’unité de la vie. Cependant celle-ci doit inclure la première en un certain sens. L’unité chrétienne a une double base, l’amour de Dieu et l’amour du prochain ». (With God in the World, New York, Longmans, 1902, p, 63). Cf Martin Hoegger, Pratique de l’unité chez Charles Henry Brent. A l’aube d’une spiritualité œcuménique. Hokhma 2011/1
[4] « Pourtant, elle a l'union sur terre / Avec Dieu, les trois en un, / Et une douce communion mystique / Avec ceux dont le repos est gagné ». Stone a basé son hymne sur 1 Cor 3,11 (« Il n’y a pas d’autre fondement que Jésus-Christ »)
[5] L’Église est « l’assemblée des saints parmi lesquels l'Évangile est enseigné en pureté et où les Saints Sacrements sont administrés conformément à l'Évangile. Car pour qu'il y ait unité véritable de l'Église chrétienne, il suffit que tous soient d'accord dans l'enseignement de la doctrine correcte de l'Évangile et dans l'administration des sacrements en conformité avec la Parole divine ».
[6] Il s’agit des Églises luthériennes, réformées, méthodistes et anglicanes qui ont, progressivement, signé des accords depuis 50 ans. Cf. André Birmelé, L’évolution de la communion ecclésiale dans les Églises marquées par la Réforme. En : Institut supérieur d’études œcuméniques, Nouveaux territoires de l’œcuménisme. Cerf, Paris, 2019, p. 33-45.
[7] Comme le dit la formule lapidaire de Jean Calvin : « L’unité qui est dans la vérité ». Commentaire de l’Épître aux Romains 16,17. Commentaires de J. Calvin sur le NT, Tome IV. Kerygma, Aix-en-Provence, 1978, p. 354 (1539)
[8] Y. Congar, La Parole et le souffle (coll. Jésus et Jésus-Christ, 20). Desclées, Paris, 1984. Voir le chapitre « Pneumatologie ou christomonisme dans la tradition latine ?» http://www.pftim.it/ppd_pftim/39/materiale/Congar.pdf
[9] Philippe Menoud, L’Église et les ministères dans le Nouveau Testament, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1949, p. 10. Il vaut la peine de lire ce chapitre sur l’Église du Saint Esprit. A mon sens, un des plus beaux textes sur l’Église écrits par un réformé.
[10] Le mot est d’Ernest Renan lequel était conscient que sans la foi au Christ de l’histoire, mort et ressuscité, le christianisme ne serait plus qu’un vase vide : « Nous vivons, monsieur, du parfum d’un vase vide ; après nous, on vivra de l’ombre d’une ombre ; je crains par moment que ce soit un peu léger. »