Un Pèlerinage à travers les vallées obscures
Après les thèmes de « l’œcuménisme du cœur » et celui de « l’unité à consolider et élargir », voici le mot « pèlerinage » que je voudrais approfondir en lien avec la 11e assemblée du Conseil œcuménique des Églises (COE) tenue à Karlsruhe (Allemagne), en septembre dernier.
Le thème du « pèlerinage » a été pris comme un paradigme du travail du COE, à la suite de sa 10e Assemblée à Busan (Corée) en 2013. Dès lors, le « Pèlerinage de justice et de paix » a visité de nombreux lieux de souffrances et d’injustices. Pour le théologien orthodoxe Ioan Sauca, secrétaire général par intérim du COE, « l'image du pèlerinage renvoie à notre identité. Nous sommes un mouvement et non une institution statique. Les premiers chrétiens étaient appelés « les gens du chemin » (Actes 9,2) ».
Au pèlerinage de justice et de paix ont été ajoutés la réconciliation et l’unité. C’est à cela que l’amour du Christ nous appelle, comme le disent les dernières lignes du message final de l’Assemblée : « L’amour du Christ qui est ouvert à tout le monde... peut nous mener vers un pèlerinage de justice, de réconciliation et d’unité et nous donner des moyens d’agir à travers lui ».
Un pèlerinage de justice et de paix
Avant l’assemblée, des délégations du COE ont visité certaines plaies sanguinolentes dans le monde d'aujourd'hui, notamment l'Ukraine et le Moyen-Orient. Le pèlerinage de justice et de paix a traversé les « vallées obscures » de l’humanité où le Christ nous attend et nous appelle à vivre son amour, comme les questions climatiques, les injustices économiques, la violence exercée contre les femmes, la marginalisation des personnes vivant avec un handicap, les dégâts de la colonisation et l’exclusion des populations autochtones, et bien d’autres encore.
La force du Conseil œcuménique est aussi de donner la voix aux sans voix et aux oubliés des médias, comme, par exemple, la guerre terrible en Éthiopie où 12 millions d’enfants sont menacés (Les diverses déclarations sur les questions d’actualité sont à consulter ici.)
Jésus a été indigné par tout ce qui nie la dignité humaine, et, à sa suite, l'Église doit dire avec audace la vérité sur les injustices qui existent en son sein et dans la société, et s’engager en faveur de relations différentes. Pour être des agents crédibles de réconciliation, mus par l'amour du Christ, nous devons commencer par reconnaître notre complicité dans la perpétuation d’injustices.
Avec plusieurs « mea culpa », un sentiment d'humilité a imprégné la vie de prière de l’assemblée. Les chrétiens venus des pays en guerre, ceux qui souffrent de la famine, de l'injustice, des catastrophes climatiques ont pu exprimer leur souffrance et leurs appels ont été entendus !
L’Église doit remettre en question les pratiques d'exclusion qui perpétuent la stigmatisation, le racisme et la xénophobie. L'amour du Christ nous libère pour que « nous pratiquions la justice, aimions la miséricorde et marchions humblement avec notre Dieu » (Michée 5). Nous avancerons ainsi les uns avec les autres vers la réconciliation et l'unité.
L’assemblée a aussi donné la voix à des témoins et propose dans chaque domaine des démarche concrètes, comme, par exemple « le Réseau oecuménique de défense des personnes handicapées ». Lors d’une séance plénière sur la justice, la réformée cubaine Dora Arce Valentin a affirmé que la violence contre les femmes a fait plus de victimes que le Coronavirus, pendant la pandémie. Pour Adèle Halliday, de l’Église unie du Canada, les autochtones dont les droits ont été niés ont besoin non seulement d’excuses mais aussi de réparations. Avec le Christ, la réconciliation est possible mais elle prend du temps pour ceux qui sont aux périphéries.
Samson Waweru Njoki, de l’Église orthodoxe au Kenya, est aveugle. Il s’élève contre les fausses idées sur le handicap : « Tous peuvent réussir car ils ont le même cerveau. Dieu a créé les êtres humains co-créateurs, aussi les handicapés ». Notre vocation en tant que chrétiens est de les inclure... Mais quand nous ne voyons pas la personne dans le besoin à côté de nous, nous sommes nous aussi aveugles ».
Jørgen Skov Sørensen, de la Conférence des Églises d’Europe, se demande comment les guerres sont possibles. Comme européens nous aimons l’idée du progrès ; cette question est donc difficile pour des personnes sécularisées. Mais comme chrétiens nous avons une réponse : la guerre est possible car nous savons que sommes des êtres brisés. Nous faisons le mal que nous ne voulons pas faire, comme le dit le chapitre 7 si actuel de la lettre de Paul aux Romains. La réponse de l’Église à toute guerre est d’être animé par l’amour du Christ. Elle est une communauté mondiale d’encouragement mutuel. C’est sa définition préférée de l’Église.
Le pèlerinage de justice et de paix continuera à être une « direction stratégique intégrative ». Son nom est désormais « pèlerinage de justice, de réconciliation et d’unité ». S’il n’y a pas de paix et d’unité possible sans justice, il est vrai aussi qu’il ne peut y avoir de justice sans pardon et guérison des cœurs par l’amour du Christ.
Toutes les questions où les Églises et les sociétés se divisent doivent être abordées dans cet esprit du pèlerinage. Le COE appelle à approfondir une « théologie du compagnonnage ».[1] La vivre en particulier avec les jeunes : marcher avec eux pour préparer, par exemple, des journées mondiales œcuménique de jeunesse, comme dans l’Église catholique (une proposition du réformé américain Wesley Granberg).
Un pèlerinage de réconciliation et d’unité
Les questions de justice et de paix ont toujours occupé une place prépondérante dans l’agenda du COE. Aujourd’hui s’ajoutent celles liées au climat. Cela s’est reflété aussi dans l’assemblée. Les orthodoxes estiment que les questions touchant à l’unité chrétienne ne sont pas assez mises en avant. La pleine communion eucharistique devrait être le but premier du COE, selon eux. Et ceux qui ont le souci de l’évangélisation estiment que tout devrait conduire à répondre à la prière de Jésus : « Qu’ils soient un, afin que le monde croie ». Et que cette dimension n’est pas suffisamment prise en compte.
Certes il ne faut pas opposer ces diverses dimensions du Conseil œcuménique, mais les articuler en se souvenant qu’on perdrait la richesse du mouvement oecuménique en se cantonnant dans un seul domaine. Parce que le Fils éternel de Dieu s’est incarné, il a assumé toutes les réalités de notre monde. Rejeter les réalités du monde serait rejeter l’incarnation. Il ne devrait pas avoir en principe pas de tensions entre « Foi & Constitution » et le « Christianisme pratique », même s’il n’est pas facile de tenir en équilibre ces deux domaines.
Les questions doctrinales et morales doivent aussi être discutées dans cet esprit du pèlerinage. Les pèlerins ont le temps : leur temporalité n’est pas celle de la société où il faut donner des réponses immédiates. Par exemple sur le thème de la sexualité, un document invite à une « Conversation sur le chemin de pèlerinage : cheminer ensemble sur les questions de sexualité humaine ».[2] J’ai participé à une « conversation œcuménique » et à un « workshop » sur ce thème controversé et j’en parlerai ultérieurement.
Au sujet des questions théologiques, le P. Ioan Sauca reconnaît qu’il y a aujourd’hui une tendance à mettre l'accent sur l'expérience de l'œcuménisme plutôt que sur les accords formels et à reconnaître que lorsque nous marchons ensemble, nous sommes également amenés à réfléchir ensemble sur des questions de foi et de vérité.
C’est ainsi que le pape François conçoit notamment l’œcuménisme. A chaque assemblée, le « Groupe mixte de travail » entre l'Église catholique romaine et le COE publie son rapport. Il est toujours attendu avec intérêt par les « œcuménistes ». Or cette année, il s’intitule justement : « Marcher, prier et travailler ensemble : Un pèlerinage œcuménique ».[3] Ce titre reprend la méditation donnée par le pape François lors de sa visite au COE, à Genève en juin 2018.
Ce dernier l'a souvent affirmé : « L’œcuménisme se fait en chemin... L’unité ne viendra pas comme un miracle à la fin : l’unité vient dans le cheminement, c’est l’Esprit Saint qui la fait dans le cheminement ».[4]
Un pèlerinage vers de vastes horizons
Ce pèlerinage prend des dimensions beaucoup plus vastes que simplement ecclésiales. Deux témoignages ont été donnés. Lors de la soirée organisée par les Églises invitantes, la réconciliation franco-allemande a été évoquée. « Nous devons raconter nos histoires de réconciliation... Le dialecte alémanique unit la Bade, l’Alsace et la Suisse. Mais ici nous parlons tous celui de l’amour du Christ », dit l’évêque Heike Springhart de l’Église de Bade-Wurtemberg. « S’il y a eu une réconciliation entre allemands et français au lendemain de la guerre, il y a de l’espérance pour russes et ukrainiens quand les canons se seront tus », ajoute le président de l’Union des Églises protestantes d’Alsace et Lorraine.
Le deuxième témoignage vient de la surprenante Azza Karam, secrétaire générale des « Religions pour la paix », qui a reçu la seule « standing ovation » durant l’assemblée. Selon elle, les politiques ont une grande responsabilité mais les responsables religieux ont des défis bien plus grands à relever. Elle voudrait s’agenouiller, si elle le pouvait, pour poser cette question : « est-ce que l’amour du Christ est réservé aux seuls chrétiens ? Je crois fermement que son amour est aussi pour moi, musulmane. L’unité entre chrétiens ne suffit pas. Notre monde est beaucoup plus vaste et mérite l’amour de Christ » ! Elle demande alors à l’assemblée de travailler non seulement à l’unité entre les chrétiens mais aussi entre tous. Elle l’appelle à être la conscience de l’establishment politique et à combattre tout sentiment de supériorité, d’exclusion et l’idée que la guerre serait une option valable.
William Wilson, président de la Pentecostal World Fellowship qui rassemble quelques 650 millions de chrétiens (davantage que les Églises membres du COE) pense que l’unité doit d’abord se vivre dans nos relations les uns avec les autres, puis dans notre mission de témoigner de la réconciliation en Christ. Comme je collabore à l’initiative œcuménique JC2033, j’ai été heureux qu’il invite l’assemblée à avoir à l’esprit l’horizon de 2033. « En cette année-là nous célébrerons les 2000 ans de la Résurrection du Christ. Pourrons-nous partager ensemble l’amour du Christ ? Faisons des dix prochaines années une décennie de la réconciliation » ! Après son allocution, nous avons d’ailleurs eu un afflux de visiteurs au stand que nous tenions !
Ne remettons pas à demain de marcher sur ces chemins où le Ressuscité nous précède ! C’est l’appel de Ruth Mathen, déléguée de l'Église syrienne orthodoxe malankare (Inde), qui affirme qu’avant tout nous avons besoin d’une « metanoia » (un changement d’attitude). Nous nous n’avons pas besoin de mieux comprendre, car nous en savons bien assez. Nous devons nous engager dans la profonde compassion du Christ. Assez de paroles et place à l’action !
Pour conclure, j’aimerais citer le prologue de la règle de Saint Benoît qui dit : « Marchons ensemble sur le chemin où l’Évangile nous guide » ! Et donnons une grande place au Ressuscité parmi nous en nous accueillons les uns les autres ! C’est lui qui nous éclairera, nous unira et nous enverra vers ce monde qui a besoin de réconciliation et d’unité. Voici ce que ce pèlerinage à travers les vallées obscures m’inspire.
Image : Albin Hillert, COE
[1] Voir le livre Towards an Ecumenical Theology of companionship (WCC, Geneva, 2022) https://www.oikoumene.org/fr/node/73099
[2] “Conversation on the pilgrim way: invitation to journey together on matters of human sexuality”. WCC, Geneva, 2022. https://www.oikoumene.org/fr/node/73043
[3] Joint Working Group between the Roman Catholic Church and the World Council of Churches, Walking, Praying, and Working Together: An Ecumenical Pilgrimage, Tenth Report 2014 – 2022, WCC publications Geneva-Rome, 2022.
[4] « L’œcuménisme se fait en chemin. Et en chemin avec Jésus, pas avec mon Jésus contre ton Jésus, mais avec notre Jésus. Le chemin est simple : il se fait avec la prière et avec l’aide des autres. Prier ensemble : l’œcuménisme de la prière, les uns pour les autres et tous pour l’unité » (Discours aux participants à la Conférence des Secrétaires des « Communions chrétiennes mondiales », le 12 octobre 2016 (Service d’information du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens. No 148, 2016/2. p. 34). http://www.christianunity.va/content/dam/unitacristiani/Service%20information/SI%20150-141/Service%20information%20148.pdf
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