Pourquoi le Conseil œcuménique des Églises a-t-il refusé de suspendre l’Église orthodoxe russe ?
Fallait-il suspendre l’Église orthodoxe russe du Conseil œcuménique des Églises (COE), suite à son positionnement sur la guerre en Ukraine ? Telle a été la question la plus débattue lors du dernier Comité central du COE (5-18 juin 2022). Après un long débat, il a décidé non de la suspendre mais de l’interpeller en utilisant le COE comme espace de dialogue.
Dans sa déclaration sur la guerre en Ukraine, le COE a fermement condamné la « guerre illégale et injustifiable infligée au peuple et à l’État souverain d’Ukraine », en affirmant que « la guerre, avec les tueries et toutes les conséquences funestes qu’elle entraîne, est incompatible avec la nature même de Dieu et avec sa volonté pour l’humanité. Elle va à l’encontre de nos principes chrétiens et œcuméniques fondamentaux. »
Le COE a aussi reçu plusieurs lettres provenant d’individus et d’organisations para-ecclésiastiques demandant une action contre l’Église orthodoxe russe. Trois Églises protestantes ont en discuté en synode et ont transmis leur résolution au COE. Il s’agit de L’Église évangélique réformée de Suisse (EERS) et de l’Église réformée d’Amérique et de l’Église du Pays de Galles. L'Eglise de Suède en cours d'union (« Uniting church of Sweden ») ademandé la suspension non de l’Eglise, mais du patriarche Kyrill.
« C’est maintenant au COE d’examiner la suspension. Il faut fixer une limite à ce Patriarcat. Cette Église foule aux pieds toutes les valeurs de la mission œcuménique de paix, cultivées après les guerres mondiales, et ce sur une base théologique et métaphysique », avait déclaré Michel Müller, président du Conseil de l’Église réformée de Zurich lors du dernier synode de l’EERS.
Discuter de la suspension d’une Église membre est un événement très rare au COE. C’est dire que l’heure était grave ! Même si ses règles prévoient cette possibilité, sa pratique est de continuer le dialogue, non pas d’exclure. La suspension n’a, en fait, été décidée qu’une seule fois dans son histoire : celle de l’Église kimbanguiste en Afrique, après un long processus et pour des raisons théologiques.
Ioan Sauca, le secrétaire général par intérim du COE, a rappelé que l’Église réformée hollandaise d’Afrique du Sud qui avait légitimé théologiquement l’apartheid n’a pas été exclue du COE, mais s’est retirée d’elle-même suite à la condamnation de son positionnement par les autres Églises. (lire ici son récent interview)
La guerre ne peut être justifiée théologiquement
C’est au pasteur Serge Fornerod, directeur des relations extérieures de l’EERS, qu’il incombait de transmettre la décision de son Église, en demandant de « vérifier si un processus de suspension de l’Église orthodoxe russe devrait être initié ».
Ce dernier estime que le rapport du P. Ioan Sauca au Comité central ne critique pas assez la justification théologique de la guerre en Ukraine par l’Église orthodoxe russe.
Il admet que le COE doit être un lieu de dialogue mais il appelle aussi à interpeler l’Église orthodoxe russe sur ce point, comme l’a été l’Église hollandaise d’Afrique du Sud sur le débat de la justification théologique de l’apartheid. « Le monde nous regarde et nous avons à nous exprimer : nous devons défier la rhétorique du patriarche Kyrill justifiant la guerre », dit-il en invitant le COE à organiser une consultation théologique sur le thème du langage religieux.
Un autre réformé, le pasteur Laurent Schlumberger, ex-président de l’Église protestante unie de France a été un des plus incisifs pour interpeller également l’Église orthodoxe russe. Il estime que la question du « status confessionis » se pose à nouveau, à savoir un thème où le contenu de la foi chrétienne est en jeu. Il cite une Déclaration – écrite dans le style de celle de Barmen – critiquant l’idéologie du « monde russe » justifiant une vocation divine de la Russie s’opposant à l’Occident corrompu et signée à ce jour par 1500 théologiens orthodoxes.
Fernando Enns, mennonite allemand, affirme qu’il est inacceptable qu’une Église légitime le meurtre d’innocents, mais aussi que d’autres Églises légitiment la course aux armements. Il appelle à faire un pèlerinage de justice et de paix vers Kiev et Moscou.
L’opinion de ces délégués sera entendue, car la Déclaration du Comité central sur l’Ukraine « s'inquiète vivement de l'utilisation abusive du langage religieux pour justifier ou soutenir une agression armée, ce qui contraste fortement avec l'appel des chrétiens à être des artisans de paix. Il est urgent de procéder à une analyse fraîche et critique de la foi chrétienne dans sa relation avec la politique, la nation et le nationalisme ».
Le COE, un espace de dialogue, pas un tribunal
Toutefois, suite à une quinzaine d’interventions, il est devenu clair que le Comité central ne veut pas la suspension de la plus grande de ses Églises membres. Se positionner théologiquement en ayant le courage d’interpeler : oui, mais suspendre : non, dit Rainer Kiefer, de l’Église protestante d’Allemagne (EKD).
Serafim Kykotis, archevêque du Patriarcat orthodoxe d’Alexandrie, rappelle que le rôle premier de l’Église est de prier pour que le conflit cesse. Il refuse énergiquement la suspension, mais appelle à prier avec zèle.
L’argument le plus utilisé par les délégués est que la suspension d’une Église membre abolirait, pour elle, l’espace de dialogue qu’offre le COE. Or les Églises ont besoin de cet espace, comme dans une famille, dit l’évêque Eva Brunne, de l’Église de Suède.
Pour Marina Kolovopoulo, de l’Église orthodoxe de Grèce, le COE est une plateforme pour le dialogue, pas un tribunal. De même pour Rima Barsoum, syrienne orthodoxe, le but du COE doit être la réconciliation, pas la condamnation.
L’archevêque Vicken Aykazian, de l’Eglise arménienne apostolique, affirme aussi que seul le dialogue conduit à la réconciliation. Mais il déplore qu’aucune nation chrétienne n’ait protesté quand le Haut Karabagh a été envahi par l’Azerbaïdjan. Quant au métropolite Vasilios, de l’Église de Chypre, il demande au COE d’appeler Moscou à rétablir la communion avec les autres Églises orthodoxes.
Réponses des délégués russes
Après avoir entendu ces délégués, en majorité orthodoxes, la présidente du COE, Agnes Abuom invite les délégués de l’Église orthodoxe russe à s’exprimer. Le premier, Philarète Bulekov, réfute l’allégation que l’Église orthodoxe russe soutiendrait la guerre. Elle veut être proche de ses membres qui souffrent, tant en Russie qu’en Ukraine. Il est faux de l’opposer au COE. Il demande quelle Église a réagi quand la Commission européenne a déclaré que la paix ne peut être faite que par les armes ?
Margarita Nelyubova invite les délégués à lire le fameux sermon du patriarche Kyrill tenu lors du Dimanche du Pardon, le seul où il a parlé de la guerre durant ces trois derniers mois.
Elle n’y voit pas de justification de la guerre, comme beaucoup l’ont interprété.[1] Mikhail Goundiaev, le délégué de l’Église orthodoxe russe auprès du COE (et le neveu de Kyrill) abonde dans ce sens.
Finalement Philip Champion, le jeune secrétaire du métropolite Hilarion Alfeev, l’ex-président des relations extérieures récemment déplacé à Budapest, estime qu’une suspension de son Église couperait la jeune génération du mouvement œcuménique et renforcerait les courants anti-œcuméniques en Russie.
Se battre pour le dialogue
Au début de ce débat Audeh Quawas, du Patriarcat orthodoxe de Jérusalem (sans doute le délégué le plus volubile) se demandait si le Conseil œcuménique survivrait à cette crise.
A la fin, la présidente Agnes Abuom demande d’écouter le chant du Kyrie : « Seigneur, aie pitié de nous » ! Elle dit combien il est important d’entendre le récit de chacun, la souffrance de part et d’autre et de résister à la guerre des médias. « Seul le dialogue conduit à la guérison et à la réconciliation. Il nous faut être courageux et nous accueillir les uns les autres en continuant à prier, marcher et travailler ensemble, » affirme-t-elle. « La compassion de Jésus nous conduit à la metanoia...Surmontons nos divisions par un œcuménisme du cœur », avait-elle aussi dit dans son rapport.
Le P. Ioan Sauca rappelle également la centralité du dialogue : « Nous devons nous battre pour conduire les gens à dialoguer et à construire des ponts pour le futur. Il est trop facile d’utiliser le langage excluant de la politique. Nous avons à utiliser celui du dialogue et de la réconciliation. Contre le diable qui veut diviser, nous avons à garder toujours ouverte la table du dialogue ». Et il assure que l’Église orthodoxe russe est prête à dialoguer, ce que salue aussi la Déclaration du Comité central sur la guerre en Ukraine.
Spiritualité du pèlerinage
Dans son rapport, Ioan Sauca a souligné la « spiritualité du pèlerinage » qui anime le COE. Les premiers chrétiens s’appelaient « ceux qui marchent sur un même chemin » (syn-odoi) ; l’image du pèlerinage exprime au mieux ce qu’est l’identité du COE.
À la suite de l’assemblée de Busan en 2013, l’accent a été mis sur le « pèlerinage de justice et de paix ». Aujourd’hui, c’est à un « pèlerinage de réconciliation » auquel appelle le COE, comme le veut le thème de la prochaine assemblée du COE à Karlsruhe, en septembre prochain : « l’amour du Christ mène le monde à la réconciliation et à l’unité ».
« Le pèlerinage de réconciliation et d’unité sera une direction forte pour le futur », affirme I. Sauca. Parler de « réconciliation » est sans doute trop tôt quand on considère le monde politique, il faut appeler à l’exigence de justice. Mais en ce qui concerne les Églises, la réconciliation est au cœur de leur foi commune. Ne pas la rechercher contredirait l’Évangile qui l’annonce dans toutes ses dimensions tant verticales qu’horizontales.
Le délégué de l’Église orthodoxe ukrainienne (appartenant au Patriarcat de Moscou), le P. Mykolai Danylevych, n’a pas participé à ce comité central. Le cri de cette Église sous la Croix a manqué, mais des membres des Églises ukrainiennes ont été invités à l’assemblée de Karlsruhe.[2] Espérons et prions qu’à cette occasion la rencontre et le dialogue motivés par l’amour du Ressuscité seront possibles, comme le veut le Comité central du COE, dans sa Déclaration :
« L'appel au dialogue, à la rencontre et à la recherche de la compréhension mutuelle est l'essence même de l'œcuménisme. La division et l'exclusion sont l'antithèse de l'objectif de notre mouvement. »
Le pasteur réformé Jerry Pillay, le nouveau secrétaire général du COE élu durant ce mémorable Comité central, fait écho à cette déclaration dans son discours :
« Le COE est une communauté fraternelle d’Églises qui confessent Jésus Christ comme Seigneur et Sauveur au ciel et sur la terre. Notre unité, notre but et notre mission se trouvent dans le Christ. Je crois à la mission, au message et à l’importance de l’Église dans le monde d’aujourd’hui. Par conséquent, une unité chrétienne visible est absolument nécessaire pour témoigner dans un monde brisé et souffrant. Une Église divisée est un témoin fragile et peu convaincant dans un monde déjà fragmenté. Ma vision de l’unité chrétienne se fonde sur Jean 17,21 : « Père, qu’ils soient un afin que le monde croie que tu m’as envoyé ».
Notule
Tout autre son de cloche, côté catholique, le cardinal Kurt Koch, président du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, en est convaincu : Kyrill légitime la guerre. Dans un interview publié le 30 juin sur le site cath.ch il ne mâche pas ses mots et utilise le mot fort "d'hérésie" : « Il y a une hérésie dans le fait que le patriarche ose légitimer la guerre brutale et absurde en Ukraine pour des raisons pseudo-religieuses»
Quant au pape François, il a raconté dans un entretien accordé au quotidien italien Corriere della Sera (repris par la Croix) la teneur de son entretien vidéo avec le patriarche Kyrill le 16 mars. « Les vingt premières minutes, un papier à la main, il m’a lu toutes les justifications de la guerre. J’ai écouté et j’ai dit : “Frère... nous ne pouvons pas utiliser le langage de la politique, mais (devons utiliser) le langage de Jésus... Nous devons chercher des moyens de paix, arrêter le bruit des armes ».
[1] Par exemple, l’archevêque Jean de Doubna (Renneteau) a écrit à Kyrill à propos de ce sermon : « vous laissez entendre que vous justifiez cette guerre d’agression cruelle et meurtrière comme « un combat métaphysique », au nom « du droit de se tenir du côté de la lumière, du côté de la vérité de Dieu, de ce que nous révèle la lumière du Christ, sa parole, son Évangile… » Antoine Arjakovsky donne d'autres références sur le soutien du patriarche Kyrill à la guerre en Ukraine: "Comment le patriarche de l’Église orthodoxe russe s’est-il radicalisé?". Observatoire international du religieux. Juin 2022
[2] Il s’agit sans doute de l’Église orthodoxe ukrainienne (Patriarcat de Moscou) et de l’Église orthodoxe d’Ukraine issue de la fusion, en 2018, de l'Église orthodoxe ukrainienne - Patriarcat de Kiev et de l'Église orthodoxe autocéphale ukrainienne. Elle a été reconnue par le Patriarcat de Constantinople en 2019. Mais peut-être d’autres Églises ont été invitées, protestantes ou catholique ? Cela serait souhaitable.