Gros coup de colère!

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[pas de légende]

Gros coup de colère!

Par Marie-Laure Krafft Golay
7 mai 2020

Je suis en colère, à en pleurer ! J’ai envie de me casser la voix, de crier de toutes mes forces ! Je sais, ce n’est ni politiquement, ni chrétiennement correct. La colère fait partie des étapes du deuil (Kübler-Ross). Je me l’autorise donc, en dépit de la bien-pensance ambiante. Je pleure parce que j’en ai assez de m’entendre répéter avec un joli sourire ou un air faussement dramatique que je dois être patiente, résiliente, solidaire, positive, constructive, reconnaissante, émue, prudente. Je sais, ça fait bien d’être tout ça à la fois, ça fait bonne figure, c’est dans le nouveau courant normal. Mais j’ai aussi le droit d’être triste, fatiguée, en colère. J’ai le droit de me sentir fragile, privée, démunie, secouée parce que nous ne sommes pas près de vivre à nouveau en liberté. J’en ai par-dessus la tête que ces émotions-là me soient refusées, niées, parce que c’est mal de ne pas se soumettre en silence, de ne pas faire son devoir sans protester. Mais le processus de deuil ne se résume pas à l’acceptation ! Il comprend aussi le choc et le déni, la colère, le marchandage et la dépression. Je refuse d’être contrainte par le politiquement correct à faire l’impasse sur ces autres étapes. Surtout que dans deux ou trois ans nous risquons d’y être encore, et que si nous n’extériorisons pas au moins notre colère, sans postillonner sur personne bien sûr, alors nous allons devenir encore plus fous que maintenant. Ô surprise : la folie ne nous empêchera pas de mourir au bout de notre vie ! En outre, si nous continuons comme ça, certaines personnes devront mourir sans avoir plus rien vécu de beau, de chaleureux, de rassembleur, de familial, d’amical ou d’amoureux. De quoi mourir tout de suite, j’ose le dire. Une vie sans risque pourrait finir par devenir une vie sans être vivant. Quel chagrin dévastateur ! Je pleure un monde où je pouvais consoler une amie en la serrant dans mes bras, tendre la main ou la joue pour dire bonjour ; une existence où je pouvais aller au théâtre, au concert, et vibrer avec d’autres humains, chanter avec eux, vivre des moments de joie et de convivialité, célébrer librement autour d’un verre ou d’un bon repas. Je pleure tous ces liens qui se brisent, ces solitudes implacables. Je suis bien obligée de comprendre ces décisions nécessaires, sages, scientifiques et avisées, qui nous séparent, qui tranchent, qui posent des murs et des barrières. Bien sûr qu’il faut faire attention. Mais je pleure d’entendre chaque jour ces voix diverses qui nous disent que c’est bientôt fini, sauf que ce bientôt est repoussé de quinzaine en quinzaine, « pour le bien de tous et toutes », alors que personne n’ose nous dire que c’est la fin d’un monde de liberté, et que l’ère du sanitairement correct va durer, indéfiniment, l’ère du traçage, même peut-être celle de l’irruption du bracelet électronique pour tous. Je pleure parce que nous commençons à aller trop loin ; la peur est cultivée par des tas de pseudo-experts, tout le monde devient un expert ; les médias diffusent des tas de discours qui ne parlent pas d’espérance ni d’un vrai renouveau après cette pandémie. La peur est en train de nous étouffer, de nous priver de nos forces et de nos envies même de retrouver la liberté et de bâtir un monde un peu meilleur. Nous ne parlons plus d’un BPA (Bureau de prévention des accidents), mais de la naissance agréée d’un BPVL (Bureau de prévention contre la vie en liberté). L’obsession du risque zéro est en train de l’emporter sur le risque d’être vivant. Je pleure parce que nous avons enclenché la spirale de la peur de mourir ! Pourtant l’être humain est bel et bien mortel ! Dès le 1er cri, la vie humaine comporte le risque de mourir. Notre combat de ce printemps pour essayer de vaincre la mort est terriblement dérisoire, voire affligeant. Non pas dans ce qu’il a d’utile et de nécessaire, parce que nous ne souhaitons la mort à personne, mais dans ce qu’il a de disproportionné. Retarder la mort, permettre de mieux l’affronter oui ; soigner, protéger, oui, évidemment. Mais nous n’avons pas de pouvoir sur notre condition mortelle, un point c’est tout ! Oui j’ai des larmes devant ce monde, en tout cas notre côté de la planète, qui semble découvrir subitement qu’on peut mourir même si on est nanti, rassasié, les poches pleines, assuré depuis le premier cheveu jusqu’au dernier orteil ! Ce monde si incapable de lutter contre la misère et la violence, le racisme, les populismes, les extrémismes de toute sorte, qui tuent tellement de gens. Ce monde qui reste muet ou presque devant les drames de la migration, des épidémies déjà existantes dans les pays démunis, sur les solitudes d’ici, les sans domicile, sans voix, sans ressources. Pour eux, jamais personne n’a voulu arrêter toute la société ! Et là d’un coup, tout est arrêté, toute notion de proportionnalité se perd dans une peur viscérale, tétanisante, qui étouffe toute forme de lucidité sur notre condition humaine. Je pleure de rage sur nos obsessions de trouver des coupables et des solutions à tout, de jouer à Dieu, ou alors, par impuissance, de lui attribuer la responsabilité de cette crise. Je pleure sur le fait que le fric, les assurances et les prêts ont remplacé l’espérance. Je pleure parce que j’ai vraiment peur qu’on essaie de tuer le mal avec un mal encore plus grand. Notre monde manque tellement d’amour, de confiance, d’audace. Je me révolte, parce que si la vague suivante n’est pas la pandémie, elle sera celle du désespoir de ceux qui auront tout perdu, des hommes et des femmes qui auront engagé toute leur vie dans un travail, un projet, avec passion et énergie, envers et contre tout, et qui se retrouveront assis sur des décombres ! Et qui s’entendront répondre : « c’est à cause de la pandémie, nous avons tout décidé pour votre bien. » Je pleure quand j’entends de beaux discours de solidarité, mais que l’idée la plus porteuse reste bel et bien la détermination à ne pas perdre trop d’argent, à ne pas léser les actionnaires, ni les gros propriétaires, ni les multinationales qui nous apportent des sous ! J’ai encore envie de crier jusqu’à m’en casser les cordes vocales ma révolte d’entendre que nous découvrons que les gens dans les EMS, les homes médicalisés et les maisons de retraite, meurent ! Ben oui tiens ! Mais tellement d’entre eux n’avaient pas attendu le coronavirus pour mourir à petit feu à force d’être parqués, évacués, laissés pour compte parce qu’ils sont devenus des inutiles à la société, des fardeaux pour l’économie, même parfois des charges pour leurs familles. Je pleure parce que même si l’amour et des soins magnifiques sont donnés au quotidien dans ces maisons d’accueil des aînés, on y entre en général parce que c’est le dernier chapitre de notre vie. Je pleure nos hypocrisies face à cette réalité qui m’a toujours profondément secouée : les femmes et les hommes qui doivent s’y installer vivent de toute façon des deuils terribles, ils perdent tout ce qui a fait leur univers. Il leur en reste un meuble, quelques photos, une chaise et c’est tout. Parfois même ils y perdent leur dignité, se retrouvant infantilisés, bêtifiés, abandonnés. Depuis si longtemps les responsables le disent, l’écrivent, le répètent. Mai qui est vraiment ébranlé par le manque de personnel, l’épuisement des soignants et des encadrants dans ces homes et ces foyers ? par les coûts exorbitants de ces petites chambres où sont casés des gens qui ont travaillé toute leur vie pour les générations suivantes ? J’ai des larmes de rage quand j’entends et lis que nous découvrons, bouche ouverte, subitement, à cause de cette crise si récente et dramatique, l’importance absolue des personnels soignants ! alors qu’ils sont depuis si longtemps en sous-effectif partout, sous-payés, sous-estimés, encore et toujours au nom de la sacro-sainte économie. Avec tous les autres gens à notre service que nous voyons à peine : vendeurs, paysans, livreurs, facteurs, cantonniers, éboueurs, tant d’autres ! Je suis en colère parce que je n’arrive pas à croire que ça va changer vraiment ! Je crains que si un jour on nous relâche dans l’arène, ça recommence. Alors que faudra-t-il, quelle catastrophe cette fois pour recommencer la même réflexion, en boucle, à partir de la même obsession de richesse et de profit ? Je pleure parce que j’ai honte aussi, parfois, de me rendre compte que j’ai ma part de responsabilité dans cette destruction systématique de la planète, même si je fais des efforts, également dérisoires, pour prendre mieux mes responsabilités. D’aucuns vont me dire que pour une pasteure ce n’est pas joli de se laisser aller ainsi aux larmes, à la colère. Au contraire, je pense que c’est très bien ! Si j’ose me livrer sous ce jour-là, c’est pour vous dire que la foi n’est pas une solution, ni un remède-miracle, ni un vaccin. La foi n’empêche pas l’humanité, la souffrance, les colères, les limites. Je crois en un Dieu qui souffre avec nous de nos souffrances, qui nous accompagne dans nos déserts et nos colères ! Pas en un Dieu qui montre du doigt celles et ceux qui ne sont pas capables de se contenir, d’arrondir tous leurs angles et de courber la tête. Pas en un Dieu qui punit et qui juge, voire qui balance des pandémies pour sévir ! Cela ne m’intéresse pas : ce dieu-là, je ne le connais pas, je ne l’ai jamais rencontré ! Le Dieu en qui je crois accueille tout de moi, même mes accès de rage et de chagrin. Et il en va de même pour toute personne qui se tourne vers Lui ! Oui je pleure, je crie, j’assume ma rage, je la partage par écrit, pour être proche de toi, de vous qui peut-être n’osez pas la formuler à haute voix, de peur de déplaire à la pensée sanitaire unique qui est en train de se mettre en place. Je respecte nos autorités, leur travail, leurs tentatives de guider notre navire fou à travers cette crise. Mais je déplore la peur croissante, les mesures provisoires qui risquent de s’installer à demeure parce que c’est plus aisé de gérer le peuple comme ça. Je pleure l’illusion de la possibilité de repousser indéfiniment la mort, alors que l’arme choisie contre cette pandémie consiste de plus en plus à tuer la vie en lui serrant le cou à deux mains, désinfectées bien sûr ! Cette vie, la nôtre, qui est en train de devenir toute bleue par manque d’oxygène, d’amour, de tendresse, de joie, de partage ! L’amour et l’amitié, ce n’est pas seulement virtuel ! L’admiration et l’émotion pour le dévouement extraordinaire de tant de gens, ce n’est pas seulement pendant le Covid ! L’urgence n’est pas seulement de lutter pour empêcher l’asphyxie des services hospitaliers, c’est aussi de se battre pour cesser d’étouffer le monde avec l’argent, le pétrole, les dividendes, les bénéfices, l’égoïsme ! L’urgence, c’est de redonner de l’air et du soleil à la Création, à la planète toute entière ! L’urgence, c’est de laisser sortir de leurs espaces muselés et confinés des forces nouvelles ou dormantes pour inventer un monde autrement. Pas un monde où nous serions subitement devenus immortels, c’est absurde ! Plutôt un monde où nous prenons le risque de vivre, le risque de changer, le risque d’aimer, le risque de nous rencontrer, le risque de croire, le risque de créer, d’inventer, d’aimer ! Oui, nous allons encore être confrontés à la mort, et c’est important de soigner et de protéger ceux que nous aimons. Mais jamais, nous n’éjecterons la mort de nos vies ni de celles de nos aimés, de nos proches, de nos anciens. Par contre, si nous continuons à avoir peur, nous allons finir par éjecter la substance de la vie, et l’amour. Et là, ce sera fatal. Je refuse d’être gênée de mon coup de colère ! Au nom de ma foi en Dieu de vie et d’espérance, j’assume, à déclarer mon essentiel du moment. Demain sera un autre jour, peut-être le retour d’une espérance un peu renouvelée. Prenez soin de vous et des vôtres, aimez-vous, et si la colère vous aide parfois à ne pas perdre courage, alors mettez-vous en colère !