Il y avait un lieu…
Ce lieu est désertique, et l’heure est avancée : laisse partir les foules. Matthieu 14,15
Il y avait un lieu à Genève où j’aimais me rendre après les cours. Ce lieu était un temple, sis à la pointe de la plaine de Plainpalais. On le reconnaissait de loin, avec sa bannière arc-en-ciel que le vent tourmentait, les mauvais jours. On venait y prier sur des fauteuils ou des coussins, et je songeais alors à Jésus faisant asseoir les foules « dans un lieu foisonnant d’herbe grasse » Jean 6,10 pour les nourrir et leur parler pendant des heures.
Il y avait un lieu où l’on ne vous jugeait pas lorsque vous entriez, quell que soit votre apparence, votre genre, votre orientation sexuelle ou vos opinions politiques. C’est ce lieu qui a conforté ma décision d’entrer dans le ministère pastoral à l’époque et qui m’a fourni différents modèles de pasteur-e à imiter. J’y trouvais la preuve que l’Église pouvait, fut-ce en certains endroits, s’élever aux exigences évangéliques qui sont les siennes, et véritablement vivre à l’aune du vieux credo que Jésus lui avait un jour léguée : « Cherchez d’abord le Règne de Dieu, sa justice : tout le reste vous sera donné en plus. » Matthieu 6,33
Il y avait un lieu débordant de jeunesse : non seulement de cet esprit de jeunesse dont MacArthur nous dit qu’elle est une qualité de l’imagination, mais aussi simplement de jeunes. Et de ces jeunes qui ne mettaient plus jamais les pieds dans un temple. C’était comme si toute la jeunesse genevoise avait attendu qu’existât précisément ce lieu-là pour y affluer. Elle était donc là, la vie ; elle était donc là, l’espérance que ceux de vingt ans mangent comme du pain !
Mais non pas toute la jeunesse, me dit-on. C’est vrai. On n’y trouvait pas la jeunesse satisfaite du monde tel qu’il est, on n’y trouvait pas la jeunesse si repue de réponses qu’elle n’entend plus la question. On y trouvait le reste : la jeunesse cabossée mais aventureuse encore, la jeunesse inquiète pour l’avenir mais que la peur n’a pas paralysée, la jeunesse que l’injustice révolte mais qu’elle n’a pas encore résignée. Est-ce là du communautarisme ? Mais de quelle communauté s’agit-il exactement ? Celle des pauvres, des exclu-es, des marges ? Ce n’est pas une communauté, cela s’appelle l’humanité, l’humanité dans sa révoltante nudité.
C’était un lieu qui avait sa théologie. Ou plutôt elle n’en avait pas, elle la vivait. C’était une théologie inclusive, subversive, qui n’était pas dictée d’en haut mais suintait des murs de la ville et des rues. Ce n’était pas cette théologie qu’on nous enseignait à la faculté : c’était celle que nous aimons incarner. C’était la théologie de #MeToo et des féminicides; c’était la théologie de Black Lives Matter et de l’antiracisme ; c’était la théologie queer bouleversant l’hétéronormativité. J’avais souvent l’impression qu’à la faculté j’apprenais la théologie, et qu’au Lab je l’appliquais.
Ce lieu n’existe plus. Lorsque je reviendrai à Genève, je ne le trouverai plus. J’espère que les futures générations de personnes qui souhaiteront étudier la théologie ou être pasteur-e dans cette ville trouveront d’autres lieux à la pointe, des lieux en résonnance avec leur cœur et qui sauront leur témoigner que l’Église leur reste ouverte. Pour ma part, je ne distingue rien nettement, sans pouvoir dire que j’ai perdu toute espérance. Je me sens comme ces femmes cherchant le Seigneur à qui on a dit : « Voyez, c’était là le lieu où on l’avait mis – il n’est plus ici. » Marc 16,6
Kévin Buton-Maquet pour la Collective – Association d’engagement chrétien