Lorsque les personnes passent au second plan
Le dossier sur l’orgue du numéro courant de « Réformés » m’a rappelé une expérience vécue alors que j’étais animateur jeunesse. A l’époque, pour un culte de confirmations, il était question de la manière dont les jeunes pouvaient investir le moment afin de l’incarner et de le personnaliser. L’un d’entre eux, extrêmement créatif a proposé de venir avec sa guitare électrique et d’animer l’un ou l’autre chant. Il m’a demandé si je pouvais également l’accompagner à la basse. Une jeune a proposé de jouer un morceau de piano qu’elle connaissait. Un autre encore, rappeur, a proposé de déclamer un texte, etc… . Finalement, la plupart des propositions ont été bottées en touche ne laissant que (trop) peu de place aux principaux concernés. Et si dans une certaine mesure il fallait bien canaliser la créativité présente, le sentiment de plusieurs jeunes a été d’avoir été mis de côté pour la paix des ménages. Ils l'avaient bien senti: l’un des arguments avancés par mes collègues et les bénévoles fut l’ego des organistes (exprimé sous forme de boutade) couplé à l’attente des paroissiens d’avoir quelque chose de familier.
Vous l'avez sûrement compris, ce qui m’interpelle ici n’est pas l’orgue en soi. A titre personnel, je n’ai rien contre cet instrument. Bien au contraire : je suis transporté lorsque j’écoute du Gaston Litaize, et j’ai un plaisir immodéré lorsque j’entends jouer Simon Peguiron, pour ne citer qu’eux. L’orgue, son enracinement et cet évènement ne sont pas le sujet de ces lignes. Ils sont plutôt un prétexte pour parler de quelque chose de plus profond : la place que prennent les éléments traditionnels parfois trop imposants par rapport aux personnes.
Dans ce sens, deux choses sous-tendent ma réflexion. La première est la question du sacerdoce universel auquel je crois fermement, jusqu’à son expression la plus radicale et "jusqueboutiste" : je crois que si l’église ne pourrait pas se passer du peuple, elle pourrait en revanche se passer de ses professionnels. Car ce n’est pas en eux spécifiquement que réside la légitimité du culte ou de la communauté mais dans la réunion de ceux qui composent l’assemblée. Les professionnels ne sont-ils pas au service de la communauté plutôt qu’à sa tête ? La deuxième chose est que dans le mot « communauté » il y a « commun ». Et très franchement, je peinais parfois à trouver ce qu’il y avait de mis en commun (au sens du partage) lors des activités cultuelles ou la participation active du peuple se limitait généralement à une lecture biblique ici ou là. La responsabilité du culte incombait plutôt aux professionnels, aux spécialistes.
Ces confirmations se terminaient par le discour d’une conseillère de paroisse, qui tout à fait sincèrement et sans avoir conscience de la manière dont les initiatives des jeunes n’ont pas été retenues, leur a souhaité la bienvenue dans la communauté. Elle leur a affirmé avec aplomb qu’ils avaient leur place et qu’ils étaient attendus. L’un d’eux a alors ri. Ce qui est probablement passé aux yeux des gens pour la dissipation ponctuelle d’un adolescent. Après le culte, je lui ai demandé un peu amusé pourquoi il avait pouffé. Sa réponse m’a laissé sans voix : « on a refusé presque toutes nos propositions avant le culte alors qu’on nous a dit que c’était à nous de l’investir. Pour ensuite nous dire qu’on était bienvenus et attendus. Tu ne trouves pas ça drôle toi ? ». Il ne pouvait pas avoir plus raison.
C’est de la mesure avec laquelle les traditions et conventions deviennent plus importantes que les personnes, et de la manière dont cela empêche le partage profond et la mise en commun dont il est question. Cette expérience, ou plusieurs jeunes, créatifs et motivés, étaient prêts à oser participer et se sont retrouvés frustrés, illustre les limites de la tradition quand celle-ci est érigée comme un horizon indépassable. Et si elle est à mes yeux la gardienne du savoir, son autorité doit malgré tout rester relative, que l’on parle de religion ou non d'ailleurs. Alors je me demande ceci : qui est au service de quoi ? Est-ce que ce sont les paroissiens qui sont au service des traditions ? Ou est-ce que ce sont celles-ci qui sont au service de la « vie » et des gens ? Autrement dit : qu’est-ce qui est sujet et qu’est-ce qui est objet ? Dans mon anecdote, je ne peux m'empêcher de voir ces jeunes comme n'ayant pas complètement pu jouir d'un statut de sujets.
L’un de mes amis, théologien catholique, me disait il y a quelque temps qu’il fallait réinvestir les différentes sphères théologiques pour offrir aux paroissiens un renouveau comme remède aux maux qui existent dans l’Eglise. C’est un poncif, mais je me dis qu’avant d’entrer dans des considérations dont la plupart des gens sont absents, l’on pourrait peut-être commencer par laisser totalement la place à ceux qui composent le peuple lorsqu’ils s’avancent, quoi qu’il en coûte. Et que l'on parle de religion ou non ici aussi, je ne crois pas à un homme, une équipe ministérielle ou une théologie/idéologie providentielle, mais au peuple providentiel.