Spiritualités "nouvelles" et christianisme. Quelques questions en marge d'un festival.

Luca Signorelli (1450-1523): Le Règne de l'Antéchrist, Dôme d'Orvieto (après 1500) / Fresque De Luca Signorelli représentant le Règne de l'ANtéchrist. L'artiste s'est représenté en noir dans le coin de la fresque.
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Luca Signorelli (1450-1523): Le Règne de l'Antéchrist, Dôme d'Orvieto (après 1500)
Fresque De Luca Signorelli représentant le Règne de l'ANtéchrist. L'artiste s'est représenté en noir dans le coin de la fresque.

Spiritualités "nouvelles" et christianisme. Quelques questions en marge d'un festival.

Par Jean-Marc Tétaz
23 octobre 2023

Le christianisme doit-il (ou : peut-il) s’ouvrir à ce qu’il est convenu d’appeler les « nouvelles spiritualités » ? C’est la question que pose le Festival de spiritualité qui s’est tenu du 28 septembre au 1er octobre à Tramelan. Je m’empresse de dire que je ne m’y suis pas rendu : j’étais en Toscane, plus attiré par le Musée des Offices ou les églises romanes des vallées reculées de cette merveilleuse région que par cette manifestation.

 

Des spiritualités pas si nouvelles

 

Mais cela n’empêche pas de poser quelques questions, forcément critiques. Et de commencer par un constat : ces spiritualités n’ont rien de très nouveau. En 1918 déjà, Max Weber se moquait de ces syncrétismes modernes dans lesquelles les intellectuels s’inventaient une religiosité sur mesure faite de pièces rapportées dont la valeur tenait à leur (prétendue) authenticité. Cette « religion vagabondante » du début du xxe siècle a fait l’objet de moult études ; elle avait ses éditeurs (au premier rang desquels figurait Eugen Diederichs à Iéna), ses propagandistes, ses lieux plus ou moins institutionnalisés. Et déjà y figuraient en bonne part le bouddhisme, la médiumnité, le spiritisme, et tant d’autres courants que l’on redécouvre pour la énième fois ces derniers temps en les faisant passer pour une nouveauté dernier cris. En fait, il n’y a là rien de nouveau sous le soleil.

Inutile de souligner que les plus attentifs des analystes de cette époque avaient pris conscience du phénomène et y avaient identifié un trait caractéristique des transformations par lesquelles passe la religion à l’époque moderne. Car nul n’était dupe, et il serait bon qu’on s’en rappelle aujourd’hui : sous le couvert d’une critique des formes institutionnalisées de religion, c’est encore de religion qu’il s’agit, même si l’on préfère parler de spiritualité (autour de 1900, on parlait de religiosité, ce qui était intellectuellement plus honnête, mais recouvrait exactement les mêmes phénomènes). Changer l’étiquette ne modifie pas le contenu du flacon !

Et ces mêmes analystes avaient identifié dans l’essor des formes désinstitutionnalisées de religion (les spiritualités) un des avatars de l’individualisme, cet individualisme dans lequel ils voyaient à juste titre le noyau normatif de « l’esprit moderne » (Ernst Troeltsch). Mais, plus fins que nombre de nos contemporains, ils avaient mis en évidence les contradictions et les tensions qui habitent le concept (moderne) d’individu. C’est ce qui leur permettait de diagnostiquer dans ces formes soi-disant nouvelles de spiritualité ou de religiosité un phénomène de compensation : parce que les formers économiques, juridiques, politiques et mêmes intellectuelles (pensons aux sciences modernes de la nature) que prenait l’individualisme étaient en train de priver l’individu des cadres sociétaux seuls susceptibles de lui conférer réalité sur le plan concret de l’agir social, il ne lui restait que la fuite dans les mondes illusoires d’une religiosité qui renonçait d’emblée à toute prégnance sur cet agir social. C’était la pointe de la critique instruite par Max Weber. La mode des religiosités alternatives s’avérait ainsi être une forme de fuite hors du monde social, dans l’espoir évidemment vain de faire ailleurs l’expérience vive d’une individualité véritable que les développements de la civilisation moderne privaient de sa réalité sociale alors même qu’ils prétendaient pourtant obéir au principe de l’individualisme. Troeltsch et Weber furent les grands maîtres de cette analyse de la dialectique interne constitutive du monde moderne.

 

Pour une religion de l’individu en prise sur le social

 

Il me semble que cette analyse n’a rien perdu de sa pertinence. D’ailleurs, parmi les personnes qui se sont exprimées sur les enjeux de cette manifestation en amont du Festival de Tramelan, nombreuses furent celles qui justifièrent leur intérêt pour ces spiritualités soi-disant nouvelles et la pertinence qu’elles leur reconnaissaient par un diagnostic social et culturel mené au nom de la « subjectivité » privée de lieu dans la société actuelle, mais aussi dans les formes institutionnelles de la religion, à commencer par les Églises. Dans ce contexte, la subjectivité n’est qu’un autre nom pour l’individualisme. Et la question de la capacité de ces spiritualités à produire du « commun », soulevée par Camille Andres dans Réformés (https://www.reformes.ch/spiritualites/2023/09/les-nouvelles-spiritualites-espaces-dinvention-de-soi-et-terreaux-de), rappelle, peut-être involontairement, que ces spiritualités s’inscrivent délibérément en marge de l’agir social et revendiquent à ce titre leur désintérêt pour la dimension sociale et sociétale de la religion, une dimension impliquant nécessairement une forme d’institutionnalisation.

Faut-il le rappeler, la question sur laquelle se décide le sort et l’avenir des sociétés modernes est la question de la capacité de ces sociétés à développer un cadre institutionnel donnant réalité sociale à l’individualisme. Être reconnu comme individu dans les interactions quotidiennes, parvenir dans ces interactions à exprimer son individualité, voilà l’enjeu fondamental. Si l’on suit les analyses des sociétés modernes proposées depuis le début du xixe siècle (Hegel et Schleiermacher en ont proposé deux modèles classiques), la religion a justement en charge cette question : Schleiermacher caractérisait la religion (et l’art !) comme la forme de l’agir social dans laquelle peut s’articuler l’individualité, dans laquelle cette dernière peut se présenter et se représenter. À ce titre, la religion (et l’art !) doit s’inscrire au cœur de la société, en prise et en interaction critique avec les autres formes d’agir social, politique, économique ou scientifique.

 

Les défis actuels du christianisme – reformuer l’essentiel du christianisme

 

Pour le christianisme, c’est le défi à relever. Il doit parvenir à s’articuler comme une forme de religion proposant une interprétation de l’humain susceptible d’offrir un cadre dans lequel l’individu peut donner à voir ce qui le constitue en propre et faire ainsi l’expérience de son individualité au sein même de la société contemporaine. Non sur un mode de compensation, au prix d’une fuite hors du monde social et d’un retrait dans des arrière-mondes peu ou prou ésotériques, mais au gré d’un débat critique avec ce monde, recourant aux ressources intellectuelles, culturelles et artistiques offertes par la culture contemporaine. L’anti-intellectualisme, aussi à la mode soit-il, est, ici comme ailleurs, mauvais conseiller ; le travail requis du christianisme est une tâche intellectuellement exigeante, demandant une connaissance approfondie de l’histoire des doctrines et des représentations chrétiennes, mais aussi des ressources conceptuelles et idéologiques du monde contemporain. Car il ne s’agit de rien moins que de remettre sur le métier ce qui est la tâche de la théologie depuis que le christianisme, au iie siècle de notre ère, est entré en dialogue avec la philosophie pour expliciter, dans le langage de tous, la signification de la vérité qu’il affirme présenter.

Cette tâche consiste à formuler à nouveaux frais, en débat avec la pensée d’aujourd’hui, ce qui est l’essentiel du christianisme. Non quelque vérité intangible ou quelque noyau incontestable, mais un réseau de récits, de métaphores et d’injonctions donnant corps à des engagements axiologiques, à des valeurs reconnues et partagées. Ce sont ces récits, ces métaphores et ces injonctions qu’il faut apprendre à redéployer pour que l’individu d’aujourd’hui y trouve des ressources de sens en prise sur les conflits internes des sociétés contemporaines, qu’il s’agisse de l’accroissement des inégalités sociales, de la crise climatique et de la relation à la nature ou des effets dépersonnalisant des modèles économiques et sociaux dominants. Plutôt qu’une fuite hors de la société, c’est au cœur même de la société et en prise sur elle qu’une spiritualité contemporaine doit s’inscrire. Et le christianisme regagnera son actualité s’il parvient à nourrir une spiritualité avec ses ressources propres, avec les récits et les métaphores qui le font vivre depuis les origines.

 

Quelle transcendance ?

 

Dans une telle perspective, la question de la transcendance est décisive. Le christianisme l’articule en pensant le divin comme une réalité personnelle en référence à la figure de Jésus de Nazareth confessé comme le Christ, c’est-à-dire comme l’Envoyé dans lequel Dieu se donne à connaître. Dire Jésus comme le Christ est la métaphore fondamentale du christianisme. Elle concentre la question de la transcendance et lui donne une signification radicalement nouvelle parce qu’elle la lie au destin d’un homme condamné à une mort infamante. La transcendance de Dieu apparaît alors inséparable de son engagement dans l’humanité de l’homme et pour cette humanité, une humanité exposée à la violence, à la torture, à la trahison et à l’abandon.

Cette transcendance prend des traits concrets, ouverts à des récits toujours nouveaux, susceptibles de donner des figures surprenantes à cet engagement de Dieu dans le monde et avec l’homme. Il suffit de penser aux grands romans de Tolstoï, de Guerre et paix à Résurrection ou, plus près de nous, aux romans de Jacques Chessex. Réinterpréter les récits et les métaphores dans lesquels, depuis les origines, s’articule le christianisme est du coup inséparable de la tournure spécifique qu’y prend la question de la transcendance. Les spiritualités soi-disant nouvelles ne pourront venir enrichir le christianisme qu’à condition qu’elles parviennent à s’inscrire dans ce processus de constante relecture et réinterprétation des ressources poétiques autour desquelles se constitue le christianisme. Le lecteur l’aura compris : j’ai des doutes très sérieux à ce sujet, et j’ai essayé d’en expliquer les raisons. Mais je ne demande qu’à être surpris en bien.