Pro-russe? Frank-Walter Steinmeier, un chrétien en politique
Ce n’est pas tous les jours que le Président du plus grand État de l’Union Européenne, Frank-Walter Steinmeier, s’adresse à l’Assemblée générale du Conseil Œcuménique des Églises pour condamner avec force la justification (pseudo-)théologique de l’agression russe contre l’Ukraine par le patriarche de Moscou. Et il est probablement plus rare encore qu’un chef d’État puisse s’adresser à une telle assemblée en s’incluant expressément dans « la communauté chrétienne » à laquelle il parle en utilisant un « nous » qui n’a rien d’une figure rhétorique, mais exprime un engagement protestant – et même réformé – sincère et profond. À Karlsruhe, ce n’était pas seulement – et peut-être même pas d’abord – le Président de l’État accueillant l’Assemblée générale du COE qui prenait la parole, c’était aussi, et de façon assumée, un chrétien qui s’adressait aux représentants des Églises chrétiennes. En condamnant sans détour le « totalitarisme déguisé en théologie » des déclarations du patriarche Kyrill, Frank-Walter Steinmeier exprimait avec toute la clarté requise ce qu’il considère manifestement comme un scandale : l’utilisation du christianisme pour justifier une agression militaire gratuite. Tout chrétien ne peut que partager cette indignation et souscrire aux propos de Frank-Walter Steinmeier.
Faut-il y voir une incohérence, ou une volte-face ? C’est ce que semble suggérer Lucas Vuilleumier (https://www.reformes.ch/politique/2022/09/coe-le-president-allemand-met-la-pression-sur-les-delegues-russes-monde-coe) lorsqu’il qualifie Steinmeier d’ « anciennement pro-russe », invoquant pour cela son soutien au projet de gazoduc Nordstream 2 ou l’évocation des 20 millions de morts en Union soviétique durant la Seconde Guerre mondiale. Disons-le franchement : il s’agit là, pour le moins, d’un raccourci trop rapide. Steinmeier n’a jamais été « pro-russe », s’il faut comprendre par là une attitude et une politique qui auraient justifié et défendu la politique de Vladimir Poutine, répressive et autoritaire à l’intérieur, agressive et revanchiste à l’extérieur. Comme ministre des Affaires étrangères dans le premier et le troisième gouvernements Merkel (2005-2009 et 2013-2016, date de son élection comme Président de la République fédérale d’Allemagne), Steinmeier s’est efforcé de développer (entre 2005 et 2009) et de maintenir (entre 2013 et 2016) le dialogue avec la Fédération de Russie. Cet engagement, constant, s’inscrivait dans la ligne de la politique de rapprochement et de réconciliation initiée en son temps par Willy Brandt et reprise par Gorbatchev et Helmut Kohl. Conscient des crimes commis par l’Allemagne nazie sur le territoire et envers la population de l’Union soviétique, il en concluait à une obligation morale et politique d’œuvrer à une réconciliation entre l’Allemagne et la Russie. Et, à la suite des réflexions de Kant (dont Steinmeier est un grand lecteur) sur la possibilité d’une paix perpétuelle, il était persuadé que le développement des relations économiques entre les deux pays favoriserait une telle réconciliation. La politique étrangère de Steinmeier n’était donc pas pro-russe ; elle obéissait à des engagements axiologiques durables en faveur d’une politique de réconciliation visant à la construction de cette maison européenne dont rêvait Gorbatchev.
Il est incontestable que Steinmeier a manqué de clairvoyance, qu’il est resté trop longtemps fidèle à une ligne politique devenue illusoire au plus tard en 2014, avec l’annexion de la Crimée. Steinmeier a d’ailleurs été le premier à le reconnaître publiquement et à s’en excuser. Un geste inhabituel, on en conviendra, s’agissant d’une politique soutenue par une très large majorité en Allemagne. Une fois encore, Steinmeier démontrait ainsi sa fidélité à des valeurs fondamentales d’honnêteté intellectuelle et de droiture morale. Mais il soulignait aussi qu’un engagement éthique et politique en faveur d’un but que tous soutiennent ou devraient soutenir (la réconciliation des ennemis d’hier comme gage de la paix de demain) peut s’avérer une faute morale et politique lorsqu’elle expose un tiers (l’Ukraine, en l’occurrence) à l’attaque fourbe et inique de l’État avec lequel on œuvrait à la réconciliation. Une politique des valeurs trouve ses limites dans la responsabilité de l’homme politique pour les conséquences des choix de valeurs qu’il a opérés. Max Weber l’avait développé en 1918 ; Steinmeier l’a rappelé en assumant l’erreur consistant à être resté trop longtemps fidèle aux valeurs qui guidaient la politique étrangère allemande envers la Russie.