Accord-cadre avec l'UE: c'est de justice qu'il s'agissait!
Nombreuses sont les voix qui réclament des Églises qu’elles s’abstiennent de toutes prises de position sur les questions politiques. La récente votation sur l’initiative pour des entreprises responsables a même vu les Jeunes Radicaux engager cinq procédures devant le Tribunal Fédéral pour faire interdire aux Églises tout engagement dans les campagnes politiques. Le Tribunal Fédéral n’est pas entré en matière, le refus de l’initiative ayant privé d’objet les procédures engagées. Pour ces esprits soucieux de maintenir les Églises dans un no-mans-land politique où elles n’auraient à se soucier que du salut des âmes, et surtout pas du bien-être des corps (surtout lorsqu’il s’agit des corps situés dans d’autres continents, dont l’exploitation même inhumaine est source de profits défiscalisés pour les entreprises suisses), le christianisme n’a fondamentalement rien à dire sur les questions politiques concrètes. Tout au plus défend-il des valeurs abstraites comme la justice et l’amour du prochain. Mais qu’on se garde bien d’essayer de leur donner un profil concret. Car à les préciser, on leur conférerait un tranchant qui ne pourrait que troubler la paix des chaumières dont on aime à croire que la préservation est la tâche ultime dévolue aux Églises. Surtout ne pas déranger !
Rien n’est plus faux. Cela vaut même pour une question semble-t-il aussi éloignée des questions éthiques – sur lesquelles on reconnaît généralement une compétence aux Églises à condition qu’elles restent dans des généralités abstraites auxquelles personne ne trouve rien à redire – que le problème de l’accord-cadre avec l’Union Européenne, dont l’enterrement par le Conseil Fédéral la semaine dernière n’a pas provoqué, à ma connaissance, la moindre réaction des Églises protestantes ou catholiques. Silence prévisible, mais néanmoins scandaleux.
Car de quoi s’agissait-il fondamentalement dans les débats, souvent fort techniques, auxquels cette tentative d’accord a donné lieu ? Pour le dire en un mot : de justice, de l’une de ces valeurs que le christianisme est censé défendre à condition qu’il s’abstienne de les concrétiser. Or, en l’occurrence, c’était des règles concrètes de justice qu’il était fondamentalement question.
Rappelons pour commencer les motifs pour lesquels l’Union Européenne souhaitait conclure un accord-cadre avec la Suisse. Par les accords bilatéraux, la Suisse est partie du marché commun, dont elle tire des avantages économiques importants (d’après une étude de la Fondation Bertelsmann, elle est même l’État européen qui en retirerait le plus fort bénéfice par habitant). Mais participer à un marché implique d’accepter les règles qui s’imposent à tous les participants et garantissent l’équité de la concurrence entre les participants au marché. Quand le marché est national, c’est l’État qui définit ces règles et qui en assure le respect. Dans le cas d’un marché supranational comme l’Union Européenne, les règles doivent être adoptées par une instance elle aussi supranationale, et s’imposer à tous les États participants au marché. L’Union Européenne s’est dotée des organes nécessaires à cette fin, avec la Commission, le Parlement européen et la Cour de justice européenne ; la Suisse, après moult tergiversations, a décidé de ne pas adhérer à l’Union européenne. Du coup, elle n’est pas partie aux organes qui définissent les règles applicables au marché européen. Mais, refuser de participer aux organes définissant les règles communes ne dispense pas de devoir les respecter si l’on veut participer au marché qu’elles régulent et profiter des avantages que ce marché offre. D’où le dilemme dans lequel se trouvait la Suisse.
La solution proposée par l’Union européenne consistait à créer un organe d’arbitrage entre la Suisse et l’Union européenne, tout en réservant l’interprétation du droit européen à la Cour de justice européenne. Rien de plus normal : l’interprétation du droit incombe bien sûr aux institutions créées à cette fin par l’instance législatrice ; et cette interprétation doit être la même pour tous afin que les règles du marché puissent remplir leur fonction : assurer une concurrence équitable entre les participants. Crier à la violation insupportable de la souveraineté suisse et faire ressurgir le spectre mythique des juges étrangers est d’une parfaite mauvaise foi : en participant au marché européen, la Suisse doit en reconnaître et en respecter les règles ; et ces règles sont définies par les instances instituées à cette fin, dont la Suisse refuse de faire partie. Il est inconcevable que les mêmes règles reçoivent des interprétations différentes suivant qu’elles s’appliquent à la Suisse ou aux autres États participants au marché ; et il est encore plus inconcevable que la Suisse prétende imposer aux autres États son interprétation du droit européen.
Reconnaître la Cour de justice européenne comme l’institution de référence en matière de droit européen est donc une conséquence inévitable de la participation au marché européen (une conséquence d’ailleurs appliquée presque quotidiennement par le Tribunal Fédéral, dans l’indifférence la plus générale). Et cette conséquence n’est rien d’autre que la spécification du principe de justice eu égard aux règles applicables au dit marché. En refusant cette conséquence au nom d’une fétichisation de la souveraineté helvétique, la Suisse réclame des privilèges qui désavantageraient les autres États participant à ce marché. Invoquer à ce propos une souveraineté menacée par les juges étrangers camoufle mal ce dont il s’agit en vérité : une tentative d’échapper à la solidarité qu’implique la participation au marché européen. De quelques discussions privées avec des hommes et des femmes politiques européennes, je sais à quel point l’attitude suisse sur ces questions est, à juste titre, ressentie en Allemagne ou en France comme une forme d’égoïsme que l’on nous pardonne d’autant moins que l’on connaît la prospérité helvétique. Ne serait-ce pas le rôle des Églises de rappeler que les États doivent faire preuve de justice dans leurs relations avec les autres États ? Et ne devraient-elles pas concrétiser ce principe justement à propos des questions qui concernent la Suisse et ses citoyens ?
Il en va de même d’un autre point qui semble avoir joué un rôle décisif dans le rejet du projet d’accord-cadre : la directive concernant la citoyenneté sociale européenne. Appliquée à la Suisse, cette directive aurait donné le droit aux ressortissants de l’Union européenne venus travailler en Suisse d’y toucher l’aide sociale après avoir épuisé leurs droits au chômage. On n’a pas tardé à nous dépeindre une immigration de masse dans nos systèmes d’aide sociale. Pascal Couchepin a eu beau rappeler que la perspective de devoir vivre durablement avec 900 francs par mois n’était pas particulièrement attractive, rien n’y a fait. On a continué à peindre le diable sur la muraille et à estimer inacceptable de reconnaître à l’ouvrier polonais ce qu’on reconnaît à son collègue suisse : le droit à un revenu minimal au lieu où il s’est établi et a travaillé. Une fois de plus, ce qui était en jeu dans cette discussion, c’était une question de justice. Et une fois de plus, sous des termes choisis avec soin pour mieux le camoufler, la Suisse invoquait le droit à l’égoïsme national pour récuser une requête de justice qui tombe pourtant sous le sens : ne pas laisser l’étranger européen venu travailler en Suisse tomber entre les mailles du filet social.
Car le marché européen institue non seulement un espace d’échange pour les biens et les services, mais aussi un espace de vie et de travail pour les personnes. C’est le principe même de l’architecture européenne. À plusieurs reprises, la population suisse a approuvé la participation à cette architecture. L’étendre à certains droits sociaux, c’est reconnaître que le droit de participer au marché européen implique l’obligation de garantir aux personnes participant à ce marché des conditions-cadre leur permettant de profiter effectivement des libertés que leur offre l’espace européen. La justice sociale en fait partie. Elle ne saurait se limiter aux citoyens suisses. Sur ce point aussi, j’aurais souhaité entendre les Églises s’insurger contre l’égoïsme national qui s’étalait dans les colonnes de la presse helvétique. Les Églises auraient dû rappeler que la solidarité avec les plus faibles ne saurait exclure ceux qui ont contribué par leur travail à la prospérité de ce pays et que les droits prévus dans le cadre de la citoyenneté sociale européenne étaient une exigence élémentaire d’équité et de justice que tout chrétien devait défendre. Cela aurait certes fâché les adeptes de l’UDC, et quelques autres ralliés aux principes de l’égoïsme national. Mais Jésus n’a-t-il pas dit amener le glaive plutôt que la paix ?