Égoïsme rationnel et solidarité

Jacques-Louis David, Le Serment du Jeu de paume
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Jacques-Louis David, Le Serment du Jeu de paume

Égoïsme rationnel et solidarité

Par Jean-Marc Tétaz
11 mai 2020

À l’heure où la plupart des magasins peuvent rouvrir après presque deux mois de fermeture contrainte (une mesure inédite depuis que la Suisse existe), on oppose fréquemment la santé et l’économie, parant volontiers la première de tous les atours pour mieux dénigrer la seconde comme source de tous les maux. Prendre des mesures pour protéger la santé serait faire preuve de solidarité (la valeur la plus galvaudée en ces temps de pandémie) alors que l’économie obéirait foncièrement à des motifs égoïstes concourant à l’enrichissement de quelques-uns seulement. On peut alors conclure que le déconfinement de ce lundi sacrifierait les valeurs solidaires de la santé à la logique égoïste de l’économie et à sa recherche effrénée du profit.

Mais en va-t-il vraiment ainsi ? J’avoue avoir quelques doutes. Non que je contestasse que l’économie obéisse à un égoïsme rationnel. L’activité économique n’a effectivement d’autre finalité immédiate que d’obtenir un bénéfice grâce à des stratégies rationnelles. Ces stratégies peuvent prendre des formes moralement contestables ou critiquables, telles l’optimisation fiscale, la délocalisation ou l’exploitation de la force de travail des populations qui n’ont pas d’autres ressources pour assurer leur survie. Aussi condamnables soient-ils d’un point de vue éthique, ces comportements sont rationnels d’un point de vue économique : ils permettent d’augmenter le bénéfice tiré de l’activité économique. La logique économique est étrangère à toute considération morale, et en particulier à toute forme de solidarité. Chacun y recherche son avantage.

Dans la théorie classique, le marché doit assurer l’égalité des chances entre les acteurs économiques et former un contrepoids à l’égoïsme rationnel des individus. Mais pour cela, il faut que les conditions-cadres garantissent un équilibre entre l’offre et la demande. Cela vaut à tous les niveaux. D’où l’importance du rôle de l’État : il doit assurer des conditions-cadres équilibrées, par exemple sur le marché du travail. C’est à la même logique qu’obéit l’activité des syndicats : la défense collective des travailleurs renforce leur position dans les conflits d’intérêts entre employés et employeurs. Mais le rôle des syndicats ne peut être compris qu’à la lumière de la logique qui prévaut dans le champ économique : la solidarité entre travailleurs est le moyen le plus efficace pour défendre les intérêts égoïstes desdits travailleurs, c’est-à-dire leurs intérêts à de bonnes conditions de travail et à des salaires convenables. Solidarité et égoïsme ne s’opposent donc pas ; ils se conjuguent.

Il en va de même dans l’économie en général, du moins si l’on en reste à la théorie classique (et c’est suffisant pour mon propos). Dans son ouvrage célèbre sur la richesse des nations (Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776), Adam Smith montre comment la poursuite des intérêts égoïstes de chacun contribue efficacement au bonheur de tous. Déjà 70 ans plus tôt, Bernard de Mandeville avait trouvé une formule restée célèbre pour décrire ce paradoxe : « les vices privés font la vertu publique ». C’est la raison pour laquelle Adam Smith voyait à l’œuvre dans le marché une « main invisible ». Métaphore théologique s’il en est. Il faut la lire comme une version sécularisée de la doctrine réformée de la providence (en bon Écossais, Smith appartenait à la tradition réformée).

Mais cette garantie pseudo-théologique que tout concourt au bien de ceux qui poursuivent leur intérêt égoïste de façon rationnelle se retourne en son contraire dès que les conditions-cadres ne garantissent plus le fonctionnement du marché en assurant des chances égales à tous les participants. Il suffit pour s’en persuader de rappeler la façon dont Richard Wagner fait la satire de la théorie de la main invisible dans l’Or du Rhin. Alberich est parvenu à s’approprier l’or du Rhin en renonçant à l’amour. Cet or lui a conféré un pouvoir absolu grâce auquel il a réduit en esclavage les Nibelungen, contraints de produire à son profit des richesses faramineuses qu’il amasse dans des cavernes. Pour exercer ce pouvoir symbolisé par l’Anneau (l’Anneau du Nibelung, qui donne son titre au cycle des quatre opéras), Alberich dispose d’une arme redoutable : un casque, forgé par son frère Mime, qui lui permet de prendre toutes les apparences qu’il désire, mais aussi de se soustraire à la vue. Grâce à cette faculté, il peut donc non seulement contrôler sans être vu, mais aussi frapper d’une main invisible qui oserait manquer de zèle ou s’opposer à ses ordres. Pour l’ami et disciple de Bakounine qu’était Wagner au moment où il concevait le poème de l’Anneau du Nibelung, le capitalisme industriel, dont le royaume souterrain des Nibelungen est la parabole, est bien régi par une main invisible. Mais loin de garantir le bonheur de tous, cette main invisible est devenue le symbole de l’esclavage des ouvriers contraints de travailler au profit de quelques-uns seulement. Il n’y a plus de vertu publique, mais seulement un état de désordre dans lequel règne la loi du plus fort.

Qu’en est-il maintenant de la santé ? Je prétends qu’elle obéit à la même logique que l’économie. Elle est gouvernée elle aussi par un égoïsme rationnel qui, lorsque les conditions-cadres sont favorables, peut prendre la forme de cette vertu publique louée par Mandeville. Regardons cela de plus près, en prenant pour exemple les mesures de confinement prises pour combattre le coronavirus. Chacun est invité, plus ou moins fermement, à respecter des règles de distanciation sociale et des gestes barrière. Ceux-ci ont d’abord pour fin de protéger d’une infection celui qui les respecte. Mais, s’il les applique consciencieusement, il va aussi éviter de contaminer ses proches et ses connaissances. Et il va du même coup contribuer à stopper l’épidémie.

Le moteur qui pousse les personnes à respecter les règles édictées, c’est d’abord la peur de la contagion, pour soi ou pour ses proches immédiats. Il se trouve, et c’est un heureux hasard (faudrait-il peut-être parler de main invisible ?), que si chacun s’efforce d’éviter d’être infecté et de transmettre le virus à ses proches, il contribue efficacement à protéger de la pandémie la société dans son ensemble. Comme dans le cas du marché, c’est la conjugaison des égoïsmes privés qui fait la vertu publique.

Chacun sait en effet que, même s’il ne fait pas partie des personnes particulièrement vulnérables, il n’est pas exclu qu’il développe une forme grave de la maladie (et la presse ne s’est pas fait faux de rapporter avec moult détails les cas de malades jeunes et en bonne santé afin de convaincre chacun qu’il risquait lui aussi de tomber gravement malade s’il ne respectait pas les règles) ; et chacun a des parents ou des grands-parents qui font partie des groupes à risque. Chacun a donc un intérêt rationnel à respecter les règles, et attend que tous les autres les respectent aussi. Les dénonciations et les appels à la police, si nombreux depuis deux mois, montrent les formes minables que peut prendre la défense égoïste de son intérêt rationnel.

Il n’y a donc nulle raison de voir dans le respect des règles de conduite édictées par le Conseil fédéral et l’Office fédéral de la santé l’expression d’une forme nouvelle, et bienvenue, de solidarité. Il n’y a là que manifestation d’un égoïsme rationnel, au demeurant parfaitement compréhensible même si parfois je doute de son bien-fondé. Mais c’est une autre question. On ne saurait donc espérer que cette expérience nouvelle d’une prétendue solidarité modifie en profondeur le comportement de nos contemporains. Si modification il devait y avoir, elle sera plus vraisemblablement due à la perdurance d’une peur diffuse qui voit dans l’autre aussi le possible porteur d’un virus mortel. Dans le domaine de la santé comme dans celui de l’économie, l’égoïsme rationnel peut favoriser le vice public aussi facilement que la vertu. Il y aura certainement des Alberich du coronavirus; les développements en Hongrie ou ailleurs en sont les prémices.

Cette analyse désillusionnée de la situation soulève toutefois une question : si ni l’économie ni la santé ne sont des domaines dans lesquels peut se manifester une vraie solidarité (c’est-à-dire une solidarité qui fasse abstraction des intérêts personnels), existe-t-il encore des lieux où pourrait se vivre et s’ancrer une solidarité qui ne consisterait pas seulement ni d’abord dans la défense d’intérêts égoïstes légitimes et partagés ? Je crois que de tels lieux, de telles occasions existent. Ce sont les occasions et les lieux où nous faisons l’expérience d’une communauté soudée ou créée par un vécu commun au creuset duquel se manifestent une ou des valeurs partagées. Ces lieux sont fort divers. Il peut s’agir d’un concert comme d’une manifestation politique, d’un match de football ou de hockey comme d’un culte ou d’un rassemblement de jeunesse. Ils ont tous en commun que les participants y font l’expérience d’une communauté justement en ceci qu’ils sont saisis par une réalité qui dépasse leurs intérêts rationnels égoïstes et qui, pour un moment peut-être bref, les incite à adhérer à une ou des valeurs susceptibles de motiver un agir commun.

Le grand sociologue français Émile Durkheim a donné un exemple célèbre de ce genre d’expériences : la décision, prise le 4 août 1789 par l’Assemblée nationale, d’abolir tous les droits féodaux. La proposition en est faite par des représentants de la noblesse et du clergé qui s’engagent ainsi à renoncer à leurs privilèges. Par cette décision, l’Assemblée nationale « détruit entièrement le régime féodal » (selon les termes du décret) et pose les bases de la constitution de la Nation comme corps social formé de citoyens possédant tous des droits et des devoirs égaux. Cette conception trouvera son expression normative dans la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » (adoptée le 26 août 1789). Renoncer aux droits féodaux est une décision qui va à l’encontre de l’intérêt des représentants de la noblesse et du clergé ; elle institue un ordre nouveau, reposant sur un engagement inédit pour les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. Ces valeurs fondent une nouvelle forme de solidarité, la fraternité républicaine. Ce qui s’y joue, c’est la sacralisation de la Nation, avec toutes les ambiguïtés dont une telle sacralisation est grosse.

C’est dans ce genre de moments que nous faisons l’expérience d’être capables d’agir ensemble pour défendre autre chose et davantage que nos intérêts égoïstes, fussent-ils partagés. Certes, ce ne seront pas les mêmes valeurs ni les mêmes formes d’engagement qui seront vécues dans l’effervescence politique de la révolution, dans la célébration d’un culte, dans un concert, une manifestation ou un match. Mais à chaque fois, on y fera l’expérience immédiate, vécue, de ce qui dans la communauté dépasse l’addition des individualités et de leurs intérêts. C’est dans cet excès que s’origine la vraie solidarité, cette solidarité qui est autre chose et davantage que la conjugaison des intérêts égoïstes, cette solidarité qui nous permet d’agir ensemble pour des buts qui transcendent nos intérêts.

La préservation de la santé permet, semble-t-il, la réouverture des magasins et des restaurants, et c’est heureux ; mais ce même souci de la santé conduit au maintien de l’interdiction des manifestations et des rassemblements publics, qu’il s’agisse de manifestations politiques ou de célébrations religieuses. On tarit ainsi, fût-ce provisoirement, les sources dont pourrait se nourrir une vraie solidarité. C’est d’autant plus problématique que d’autres pays, dont la situation pandémique est comparable à celle de la Suisse, autorisent les manifestations politiques et les cultes, à condition que les règles sanitaires soient respectées. C’est le cas par exemple en Allemagne (et cela fonctionne, n’en déplaise aux fonctionnaires protestants suisses !). On voit mal pour quelle raison ce qui est possible en Bade serait impossible en Suisse : le coronavirus se comporterait-il autrement une fois franchi le Rhin ?

On se retrouve ainsi dans une situation où s’affrontent en un face-à-face inédit deux préoccupations, la santé et l’économie, qui obéissent à une même logique, celle de l’égoïsme rationnel. Sans le décentrement offert en temps normal par les occasions où se vit la vraie solidarité, il devient difficile de réguler les intérêts opposés, mais de nature similaire, qui s’articulent dans les revendications d’une priorité, relative ou absolue, à accorder à la santé ou à l’économie. Car la seule limite qui peut s’imposer à l’une comme à l’autre, c’est l’engagement en faveur d’une valeur de solidarité suffisamment forte pour inciter à renoncer à la poursuite de ses intérêts égoïstes. Ce sont les occasions de vivre ces valeurs de solidarité qui sont actuellement frappées d’interdiction au nom de l’égoïsme rationnel nous invitant à préserver notre santé. Du coup, c’est la solidarité que l’on affaiblit.