Droit d'exception et liberté de religion. La conférence de presse du Conseil fédéral du 16 avril
Le coronavirus porte bien son nom. Il est la nouvelle tête couronnée de la planète : pour la première fois de l’histoire humaine, plus de la moitié de l’humanité est soumise en même temps à des mesures de confinement. En Suisse aussi, le coronavirus dicte son rythme à la politique. Il suffisait de suivre la conférence de presse du Conseil fédéral de ce jeudi 16 avril pour s’en convaincre. Le seul principe qui préside aux mesures d’allégement, fort prudentes, annoncées par le Conseil fédéral est la maîtrise de l’épidémie. Tout le reste y est subordonné. Il ne s’est pas trouvé le moindre journaliste, soit dans la salle de presse soit par téléphone, pour mettre en question ce primat.
C’est fort inquiétant. Car dans cette logique exclusivement épidémiologique, l’être humain est considéré d’abord comme un facteur de contagion, au même titre qu’une chauve-souris, un singe ou un rat. Le seul impératif est de limiter au maximum le nombre d’infections et d’assurer la possibilité de reconstruire les chaînes de contagion pour parvenir à les interrompre. Perspective pour le moins limitée, qui ne fait pas droit à ce qui constitue l’essence même de la politique : affronter le conflit des valeurs et proposer de possibles compromis entre les valeurs inconciliables. Or, comme je ne cesse de le rappeler, la crise pandémique est l’occasion d’un conflit des valeurs inédit. Il en résulte un bouleversement fondamental de nos tables de valeurs, soumises brusquement à l’impératif sanitaire. Toutes les autres valeurs sont soumises à cet impératif. Les mesures d’allégement du semi-confinement décidées par le Conseil fédéral n’y dérogent pas. Les chiffres épidémiologiques dictent le rythme des mesures.
Ce monopole du pouvoir exercé par le virus, deux éléments l’ont mis en lumière avec une vigueur particulière.
Quand le Conseil fédéral renoncera-t-il à ses pouvoirs extraordinaires ?
Le premier est apparu dans la réponse de Simonetta Sommaruga à la question d’une journaliste. Elle lui demandait quand le Conseil fédéral comptait mettre fin à la « situation extraordinaire » et revenir à la « situation particulière ». Cette question n’est pas aussi innocente qu’elle y paraît. Selon la Loi fédérale sur les épidémies, la situation extraordinaire, déclarée par le Conseil fédéral le 13 mars dernier, lui permet d’utiliser le droit d’urgence pour légiférer et restreindre les libertés fondamentales garanties par la Constitution. C’est sur cette base que reposent toutes les ordonnances prises depuis cette date par le Conseil fédéral. Comme la Constitution fédérale ne connaît pas de procédure de contrôle de constitutionnalité, elles échappent également à tout examen par les tribunaux.
Cette situation est inédite en Europe : tous les autres États connaissent des procédures de contrôle de constitutionnalité. Ces procédures jouent d’ailleurs un rôle important dans la situation actuelle. Ainsi le Tribunal constitutionnel allemand vient d’annuler en procédure d’urgence l’interdiction d’une manifestation contre les restrictions des libertés publiques décidées dans la lutte contre la pandémie au motif qu’une atteinte aussi grave à un droit fondamental violait le principe de proportionnalité.
Revenir à la situation particulière aurait donc pour conséquence immédiate de priver le Conseil fédéral de la possibilité d’utiliser le droit d’urgence. Vu la limitation draconienne des libertés et des droits fondamentaux impliquée par le droit d’urgence, tout gouvernement démocratique devrait mettre un point d’honneur à renoncer aussi vite que possible à cet instrument juridique.
Or, à la question essentielle du retour à la « situation particulière », Madame Sommaruga n’a tout simplement pas répondu. Elle a tourné autour du pot, se contentant d’expliquer avec force détails que le Conseil fédéral avait l’intention dès le mois prochain d’associer étroitement le parlement aux décisions à prendre. C’est fort honorable, mais c’est tout à fait insuffisant.
Dans un État de droit, le recours au droit d’urgence doit être aussi bref que possible. On comprend que le Conseil fédéral ne puisse pas savoir aujourd’hui à quel moment il estimera pouvoir renoncer à ses pouvoirs extraordinaires. Mais cela ne l’empêche nullement de déclarer clairement qu’il souhaite revenir le plus rapidement possible à une situation normale et mettre fin à la « situation extraordinaire ». La réponse contournée que Madame Sommaruga a donnée à cette question simple nourrit un soupçon grave, celui de voir le Conseil fédéral prolonger plus que nécessaire la « situation extraordinaire ». Or, en droit suisse, il n’y a aucun moyen de contraindre le Conseil fédéral à y mettre fin. Il est d’autant plus important que rien dans ses déclarations ou ses décisions ne puisse suggérer qu’il n’ait pas l’intention de revenir aussi vite que possible à l’état de « situation particulière » et de renoncer aux pouvoirs d’exception sur lesquels il s’appuie actuellement. De ce point de vue, la réponse de Madame Sommaruga était une faute politique.
Qu’en est-il de la liberté de religion ?
Un second élément doit être relevé. Lors de la conférence de presse, on a parlé de reprises des activités économiques et de réouverture des écoles et des universités et de moult autres questions ; cela tenait un peu de l’inventaire à la Prévert. Mais personne ni parmi les membres du Conseil fédéral ni parmi les journalistes n’a évoqué la question de la liberté de religion et la liberté de culte. Dans les décisions du Conseil fédéral, on cherchera d’ailleurs en vain le moindre mot à ce sujet. Tout au plus Monsieur Alain Berset a-t-il relevé que le Conseil fédéral comptait élargir le cercle des personnes autorisées à participer à un service funèbre. Manifestement, la question n’est traitée que sous l’angle de la liberté de réunion. Dans une logique épidémiologique, la chose se comprend : un culte ou la fête annuelle de la chorale du village représentent probablement un risque sanitaire analogue et doivent par conséquent être traités selon les mêmes critères. Pour l’épidémiologie, un culte est une manifestation, et rien de plus.
C’est toutefois une vision des choses un peu étriquée. Car dans l’ordre juridique suisse, la liberté de religion occupe une place essentielle. Et dans la logique des droits fondamentaux, elle joue même un rôle fondateur. Comme l’a montré en 1895 déjà le grand juriste Georg Jellinek, c’est en effet autour de la question de la liberté de religion (qui est toujours, et de façon fondamentale, la liberté de culte) que s’est constituée la notion de droits de l’homme, c’est-à-dire de droits fondamentaux qui préexistent à l’État et dont l’État doit reconnaître l’existence et la validité[1]. Les droits fondamentaux ne sont pas des droits que l’État octroie aux citoyens, mais des droits que l’État reconnaît et dont il garantit la jouissance. C’est un point absolument essentiel, sur lequel il faut constamment revenir : l’État n’est pas la source des droits fondamentaux ; c’est pourquoi il ne peut pas les restreindre ou les suspendre à sa guise. Chaque atteinte aux droits fondamentaux doit être justifiée par la préservation d’un autre droit fondamental. Et cette atteinte doit être proportionnelle et inévitable. Cela signifie que l’État ne peut restreindre les droits fondamentaux qu’à condition qu’il n’y ait aucune autre possibilité d’atteindre le but requis. Les contrôles de constitutionnalité, inexistants en Suisse au niveau fédéral, portent précisément sur cette question.
Placé dans cette perspective, le silence complet sur la question de la liberté de religion interpelle et inquiète. Faut-il le souligner, les mesures prises par le Conseil fédéral depuis qu’il a déclaré l’état de situation exceptionnelle représentent la plus grave atteinte portée en Suisse à la liberté de religion depuis sa reconnaissance par la Constitution fédérale de 1848. Même en Union soviétique, au plus fort des mesures antichrétiennes, la célébration des cultes n’a jamais été interdite. L’interdiction des célébrations religieuses était probablement nécessaire en mars ; je n’ai aucune compétence pour en juger. Mais la prolongation de cette mesure pour une durée indéterminée[2] ne paraît plus obéir au principe de proportionnalité. Dès lors que tous les magasins pourront rouvrir le 11 mai prochain, on comprend mal pourquoi les célébrations religieuses ne pourraient pas être à nouveau autorisées à la même date. Il y a suffisamment d’églises et de temples dont les dimensions permettraient d’assurer que les mesures de distanciation sociale soient respectées.
La chose est d’autant plus surprenante qu’en Allemagne, le gouvernement a décidé mercredi 15 avril d’organiser une réunion avec les représentants des communautés religieuses (Églises protestantes, catholique et orthodoxes ; communautés juives ; communautés musulmanes) pour discuter des conditions auxquelles il serait possible d’autoriser à nouveau les célébrations religieuses. Pourquoi une telle rencontre n’est-elle pas prévue en Suisse ? Pourquoi les organisations faîtières des communautés religieuses ne réclament-elles pas à cor et à cri une telle rencontre ? La question de la reprise des célébrations religieuses est en effet tout sauf anecdotique. Elle touche une dimension essentielle de la vie religieuse : le rite communautaire. C’est pourquoi il n’y a pas de liberté de religion sans liberté de culte. Et si la liberté de religion est le noyau originel des droits fondamentaux, l’interdiction des célébrations religieuses actuellement en vigueur est le symbole inquiétant des restrictions gravissimes auxquelles le coronavirus soumet les droits fondamentaux. Il appartient aux Églises, et tout particulièrement à leurs instances dirigeantes, Conseils synodaux ou évêques, de le rappeler avec force aux autorités politiques et d’exiger l’ouverture de concertations sur les modalités d’une reprise des célébrations religieuses.
[1] Cf. Georg Jellinek, La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen [1895], Paris 1902. La traduction française est disponible en ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k68603t.texteImage .
[2] Si j’interprète correctement le communiqué de presse du Conseil fédéral, elle pourrait être partiellement levée le 8 juin prochain ; les cultes ne sont plus guère en Suisse de grandes manifestations rassemblant plus de 1000 personnes.