Un protestant gagne les élections en Thuringe

Twitter @bodoramelow
i
Twitter @bodoramelow

Un protestant gagne les élections en Thuringe

Par Jean-Marc Tétaz
28 octobre 2019

Tel est le titre qu’on aurait pu lire aujourd’hui si la presse suisse romande avait consacré un peu plus de place aux élections législatives de Thuringe (dans le centre de l’Allemagne), qui se sont déroulées ce week-end. Mais, à l’heure où j’écris (9 heures lundi matin), le lecteur romand n’a guère qu’une dépêche de l’AFP (reprise par les journaux de Tamedia) ou de l’ATS, presque identique (dans La Liberté), à se mettre sous la dent. Et ces deux textes regorgent d’approximations et de jugements contestables. Essayons donc d’y voir un peu plus clair.

D’abord sur le vainqueur incontesté de ces élections, Bodo Ramelow. Syndicaliste, cet ancien employé de commerce est venu en Thuringe au début des années 1990 comme responsable syndical. Dès la création de la République Démocratique Allemande en 1949, les syndicats d’Allemagne de l’Est avaient en effet été intégrés de force dans une structure alignée sur la ligne gouvernementale. Au moment de la réunification en 1990, il n’y avait donc plus de tradition syndicaliste libre dans cette région ; tout était à reconstruire. Vu le rôle fondamental joué par les syndicats dans la politique économique et sociale de l’Allemagne, c’était une tâche essentielle pour rendre une voix aux employés et travailleurs de l’ancienne Allemagne communiste. C’est à cette tâche que Bodo Ramelow s’est attelé avec succès, gagnant rapidement en popularité par son engagement dans la défense des structures économiques d’une région menacée de ne plus être qu’une dépendance de l’Ouest. Bodo Ramelow a toujours revendiqué son ancrage protestant, dans lequel il voit une motivation essentielle de son engagement politique. Par sa mère, il appartient à une vieille famille luthérienne, la famille Fresenius, dont l’un des membres, pasteur à Francfort-sur-le-Main, maria les parents de Goethe et baptisa leur fils.

De cela, pas un mot dans la presse romande, alors qu’il eût suffi pour s’en convaincre d’ouvrir le livre d’entretiens publié par Hans-Dieter Schütt sous le titre Gläubig und Genosse. Gespräche mit Bodo Ramelow (« Croyant et camarade. Entretiens avec Bodo Ramelow » ; Dietz Verlag, Berlin, 2006). On se contente de répéter en boucle qu’il serait le représentant de la « gauche radicale », comme si Ramelow incarnait une version allemande d’ « Ensemble à gauche » ou de « La France insoumise ». Il n’en est évidemment rien. Ramelow défend une politique de gauche pragmatique. Les finances du Land de Thuringe sont équilibrées, le chômage y est en recul. Parmi les réformes qu’il a introduites, on relèvera le droit à deux années de jardin d’enfants gratuites pour tous. Mais il a aussi fait de la lutte contre l’extrémisme de droite, incarné par le parti néonazi du NPD, un des fers de lance de sa politique de sécurité. Au final, la politique de Ramelow ne se distingue guère de celle d’un Pierre-Yves Maillard, que nul ne songerait à considérer comme un représentant de la gauche radicale.

Pourquoi dès lors cette étiquette qui lui colle aux basques ? Parce qu’il est membre du parti « Die Linke » (« La Gauche »). Pour comprendre de quoi il en retourne, une brève rétrospective historique est indispensable. La Gauche est née en 2007 de l’union de deux partis, le PDS et la WASG. Le premier, dont l’acronyme signifie « Parti du socialisme démocratique », était le successeur de la SED (Parti socialiste unifié d’Allemagne), le parti au pouvoir en RDA, issu de l’union contrainte du Parti social-démocrate et du Parti communiste en 1946 dans la zone d’occupation soviétique. Le second, « L’Alternative électorale pour le travail et la justice sociale », était un parti formé pour l’essentiel par des représentants de l’aile gauche du Parti social-démocrate déçus par la politique économique et sociale de Gerhard Schröder, chancelier social-démocrate allemand de 1998 à 2005. Le premier avait son ancrage électoral dans l’est du pays, le second dans l’ouest. Bodo Remlow avait adhéré au PDS dès 1994 ; il fut l’un des artisans de la fusion qui donna naissance à La Gauche, un parti présent dans l’ensemble du pays et ancré à gauche du Parti social-démocrate. Si l’on en croit les sondages réguliers, La Gauche peut compter sur environ 9% des voix au niveau national.

S’agit-il pour autant d’une gauche « radicale » ? Difficile de répondre à cette question de façon catégorique, tant les courants et les positions sont divers au sein de ce parti, allant de la Plateforme communiste à une politique de gouvernement social-démocrate. Le domaine dans lequel les positions de La Gauche se démarquent le plus clairement de celles du Parti social-démocrate est la politique étrangère : La Gauche refuse tout engagement de l’armée allemande à l’étranger et défend des positions pacifistes en matière de désarmement, de politique de développement et de défense des droits de l’homme. Mais pour le reste, force est de constater qu’un nombre de plus en plus important de ses représentants élus incarne des positions pragmatiques qui rendent parfaitement envisageable une coalition entre La Gauche, le Parti social-démocrate et les Verts. Une telle coalition gouvernait d’ailleurs la Thuringe jusqu’aux élections d’hier et restera en fonction tant qu’un nouveau gouvernement n’aura pas été formé, ainsi que le veut la Constitution de la Thuringe. De 2013 à 2019, le Land de Brandebourg était par ailleurs gouverné par une coalition formée par le Parti social-démocrate et La Gauche.

L’étiquette de gauche radicale ne s’explique donc pas par la politique actuellement pratiquée par « Die Linke ». Elle trouve son origine dans une stratégie visant à contester la légitimité démocratique du parti en renvoyant dos-à-dos La Gauche et L’Alternative pour l’Allemagne qui, avec 23,4 % des voix, est devenue la deuxième force politique de Thuringe derrière La Gauche (31% des voix). L’une est censée incarner l’héritage, honni à l’ouest, du socialisme étatique, peu ou prou totalitaire, de la RDA, l’autre une droite radicale voire extrémiste ne faisant guère mystère de ses proximités avec les milieux néonazis, particuliers actifs en Thuringe. Hier soir encore, on pouvait entendre des représentants politiques d’Allemagne de l’Ouest s’échauffer en constatant que plus de 50% des électeurs de Thuringe auraient voté pour des partis « radicaux », avec lesquels toute coalition de gouvernement serait impossible, une position d’autant plus intenable que 68% des électeurs du Parti démocrate-chrétien sont ouverts à une coalition avec La Gauche de Bodo Ramelow (il s’agirait de la seule coalition disposant d’une majorité stable au parlement régional). Mais surtout, une position qui banalise la dangerosité de L’Alternative pour l’Allemagne ; fondée initialement par les adversaires de la politique monétaire de l’Union européenne (sur des positions somme toute proches de l’UDC), ce parti a connu en quelques années une dérive de plus en plus marquée vers des positions radicales et extrémistes incarnées tout particulièrement par le président du parti en Thuringe, Björn Hocke, dont les tribunaux ont reconnu qu’il était légitime de le traiter de fasciste.

Il y a plus grave encore. Pour des raisons historiques, le Parti social-démocrate n’a guère réussi à s’ancrer solidement dans l’Est de l’Allemagne (la seule exception est le Brandebourg) après 1989. Le rôle du grand parti traditionnel de la gauche y est revenu au PDS, puis à La Gauche. Aux yeux de beaucoup d’électeurs de l’Est de l’Allemagne, renvoyer dos-à-dos La Gauche et L’Alternative pour l’Allemagne, c’est leur contester le droit d’être pris au sérieux politiquement et d’avoir voix au chapitre dans les débats politiques au même titre que les électeurs de l’Ouest. Une fois de plus, les électeurs de l’Est se voient refuser la fiabilité démocratique qui ferait d’eux des participants de plein droit dans le débat démocratique et dans la définition de la politique du pays. Tel est le message implicite que véhicule l’étiquette de « gauche radicale » dont on affuble Bodo Ramelow et La Gauche.

C’est justement dans ce cadre que la personnalité et la politique de Bodo Ramelow pourraient jouer un rôle essentiel. Son pragmatisme, sa popularité qui rayonne bien au-delà des électeurs de son parti (70% de la population de Thuringe a une opinion favorable à son sujet), mais aussi son attention à l’autre et son souci de permettre aux positions antagonistes de trouver un terrain d’entente font de lui la personne idéale pour dépasser une rhétorique héritée de la guerre froide, qui fait obstacle à ce que se réalise véritablement la réunification de l’Allemagne. Les signes ne trompent pas. Alors qu’hier soir encore, les représentants du Parti démocrate-chrétien excluaient toute alliance gouvernementale avec La Gauche, ce matin, pendant que j’écris ces lignes, le président du Parti démocrate-chrétien de Thuringe (21,8% des voix) n’exclut plus une coalition avec La Gauche, une possibilité que Ramelow n’avait lui jamais bannie. Si une telle coalition voit le jour, Ramelow aura fait reconnaître Die Linke comme un parti démocratique susceptible de former une coalition avec tous les autres partis démocratiques : une coalition La Gauche – Parti démocrate-chrétien serait en quelque sorte la version thuringeoise de la « grande coalition » (Parti démocrate-chétien et Parti social-démocrate) qui gouverne le pays sous la direction d’Angela Merkel (elle aussi une protestante d’ailleurs, fille d’un pasteur de la RDA). Du coup, il aura permis d’accomplir un pas essentiel dans la réconciliation de l’Allemagne avec son histoire, mais aussi dans la réconciliation des deux Allemagnes réunifiées depuis le 3 octobre 1990. On n’aura certainement pas tort d’y voir le résultat d’un engagement politique enraciné dans un protestantisme que Ramelow assume ouvertement sans jamais l’instrumentaliser à des fins politiques.