S’envoyer en l’air avec Bezos!

Divertissement versus loi sur le CO2 / Flickr
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Divertissement versus loi sur le CO2
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S’envoyer en l’air avec Bezos!

Par Jean-Fr. Ramelet
15 juin 2021

L’espace, c’est le but ultime. Jeff Bezos, Elon Musk, Richard Branson développent le tourisme spatial.  Blue Origin, la capsule de Bezos quittera la terre le 20 juillet prochain pour un vol de dix minutes, dont quelques-unes au-dessus de la ligne de Karman. Ce bref dépassement vaudra aux passagers d’être reconnus comme de véritables astronautes. Pour se joindre aux « happy-few », un anonyme a dépensé la somme de 28 millions pour « s’envoyer en l’air avec Bezos ». Le tourisme spatial de masse n’est pas encore pour demain, contrairement à la reprise programmée des vols à bas coûts sans supplément de taxe carbone depuis que le peuple suisse a rejeté la loi sur le CO2.

Dimanche soir, les commentateurs et les politiciens faisaient du porte-monnaie du contribuable le facteur clé de l’échec du scrutin. Je tente ici une autre explication. Plus que le porte-monnaie, n’est-ce pas plutôt le sujet de la mobilité qui explique le résultat. Restreindre, conditionner ou élever le coût de la mobilité a suscité des réactions hautement émotionnelles et irrationnelles. Pourquoi ?

Pour y répondre, je convoque cette pensée de Blaise Pascal « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre[1]. »La citation, bien que datant de plus de trois cent cinquante ans, a fait le bonheur des philosophes, des sociologues et des journalistes pendant la pandémie. Pour Blaise Pascal, l’homme se distingue de l’animal en cela qu’il a conscience de sa finitude, de sa mortalité et cette conscience contribue à la fois à sa grandeur et à sa misère. Si l’homme ne tient pas en place, s’il s’active et parfois s’agite dans tous les sens, s’il est toujours en mouvement, c’est pour se détourner de la préoccupation de sa mortalité qui trotte sans arrêt dans sa tête au point de l’obséder et l’angoisser. Lorsque nous sommes au repos, en silence, immobiles, seuls, notre esprit s’agite et nous renvoie – parfois en boucle - à notre condition de mortel.  Nous avons besoin de nous activer pour occuper notre esprit et neutraliser ce bruit intérieur permanent. Pascal désigne cette stratégie d’évitement du nom de « divertissement ».

Chez Pascal, ce mot ne véhicule pas le jugement moral et dépréciatif que ce terme revêt parfois aujourd’hui dans certains discours élitistes. Tout le monde, du manant au roi (aujourd’hui, nous dirions du miséreux au milliardaire) a besoin de se divertir ; même Bezos ! Pour Pascal, le divertissement, ce n’est pas uniquement le loisir, ou l’amusement, mais toutes les activités humaines (le travail, le sport, l’éducation des enfants, mais aussi la guerre), qui nous absorbent et nous mobilisent suffisamment pour occuper notre esprit et le distraire.

Les mesures sanitaires prises pendant la pandémie ont eu comme effet de limiter drastiquement notre capacité à nous divertir et cela explique sans doute pour une part les traumatismes psychologiques que la crise sanitaire a générés, notamment chez les jeunes qui ont été confrontés sans ménagement et durablement à leurs limites et leur finitude sans y être préparé. Qu’on le veuille ou non, le divertissement conditionne l’être et l’agir de l’homme depuis la nuit des temps et continuera à le faire jusqu’à la fin des temps. Que ce soit avec ou sans pétrole ou kérosène, l’homme de l’an 2050 aura toujours besoin de se divertir pour exister.

L’échec de la votation de ce dimanche tient pour beaucoup au fait que le discours apocalyptique, dont certains se plaisent à enrober la problématique du changement climatique, produit exactement l’effet inverse que celui recherché. L’homme à qui l’on ne cesse de parler de la fin du monde pour qu’il en prenne conscience, n’a plus qu’un seul recours pour vivre et survivre à cette perspective : le divertissement. Autrement dit, les prophètes du cataclysme climatique sont les meilleurs promoteurs des évasions « low cost » dont ils dénoncent, à juste titre, les effets dévastateurs sur le climat.

Le défi qui s’impose désormais aux politiciens suisses, comme à ceux du monde entier, est d’associer le problème, ô combien réel du changement climatique, à un nouveau narratif. Réussir à faire de la préoccupation du climat un divertissement suffisamment attractif et stimulant pour que l’homme s’y engage sans réserve et en oublie la fin de son « moi » qui l’angoisse tant.

[1]Pensées, 139