La tentation du ressentiment
Le ressentiment surgit d'un traumatisme. La victime de cette blessure se sent impuissante à agir contre son oppresseur. Il n'y a donc pas seulement violence subie, mais aussi sentiment de faiblesse. Ne pouvant se venger, la victime ressasse sa volonté de vengeance sans aucune possibilité d'oubli ou même de pardon. A force de rumination, la victime peut adopter plusieurs attitudes.
Elle peut, par exemple, laisser exploser sa volonté de vengeance parfois de manière totalement démesurée et inefficace. Certains interprètent ainsi la réaction insensée du Hamas à l'égard de l'oppression des Palestiniens par l'état d'Israël.
Surmonter son ressentiment
Mais, selon Nietzsche, quand on est devenu conscient de son ressentiment, on peut aussi chercher à le vaincre. Il suffit de nier sa faiblesse comme illusoire et de faire des efforts pour devenir soi-même fort. Alors on fait jeu égal avec le fort. On tient l'oppresseur en respect, sans nécessairement vouloir l'anéantir. En tenant le fort à distance, on peut se débarrasser du désir de vengeance qui encrasse nos vies. Mais pour ce faire il est indispensable de développer une morale de forts et non de faibles. Il n'est toutefois jamais certain que montrer de la force face à son oppresseur permette de régler un conflit. Cela risque fort de l'envenimer. La situation actuelle en Palestine en est la démonstration.
Le renversement axiologique
Mais, troisième possibilité, la victime peut encore contester les valeurs de l'oppresseur en donnant du poids aux valeurs inverses. Lorsque son point de vue sera sinon majoritaire, du moins suffisamment représenté dans la société, la victime espère ainsi disqualifier complètement l'oppresseur. C'est, selon Nietzsche, ce qui a eu lieu avec le christianisme. Il a développé une morale de faibles. Le faible essaye ainsi de transformer ses frustrations à son avantage. Il trouve des justifications à son impuissance. Il opère un renversement axiologique : ce qui est normalement bon (être fort, se venger) est considéré comme mauvais et ce qui est mauvais (être faible, tendre l'autre joue) est qualifié de bon. Et pour pouvoir subsister dans sa valorisation de l'impuissance, l'humain s'invente un dieu tout-puissant dont il imagine qu'il est toujours susceptible de lui venir en aide contre les forts... Cette lecture nietzschéenne de la réaction chrétienne au ressentiment vaut certainement pour certaines formes de christianisme comme pour certaines manifestations du ressentiment hors christianisme. Il faut cependant répondre à Nietzsche que le christianisme ne génère pas nécessairement une morale de faibles ressassant indéfiniment leur trauma. Essayons de le montrer.
Rétribution
Constatons d'abord, ce que l'on ne fait que rarement, que le ressentiment est fondé sur le principe de rétribution. Le principe de rétribution consiste à rendre coup pour coup, dent pour dent, œil pour œil. Quand je n'arrive pas à me venger, à rendre coup pour coup, surgit le ressentiment. Alors je rumine ma vengeance et plus je rumine plus mon ressentiment devient grand. On voit ainsi que toute la logique du ressentiment s'articule à l'idée de vengeance et donc de rétribution.
Le christianisme et la rétribution
Au fondement de la foi chrétienne il y a cette reconnaissance que Dieu nous déclare gratuitement justes en dépit de toutes nos injustices. Le geste premier du christianisme consiste à affirmer que Dieu ne se venge pas, mais pardonne. Dans son fondement le plus profond, le christianisme condamne donc la logique rétributive. Il diffère en ce sens de toutes les religions au sein desquelles on paye pour ses fautes et on sera récompensé pour ses hauts-faits. Cette logique régit également la mentalité des humains en général qu'ils soient marqués ou non par le « fait religieux ». Tout doit toujours se payer en maux si on a fait le mal, en biens si on a fait le bien. Quant aux conséquences de cette gratuité, elles sont telles que, lorsqu'on cherche à les expliciter et à les mettre en pratique comme Jésus l'a fait, on provoque un énorme scandale. Les humains ne supportent pas que la logique qui régit leurs faits et gestes depuis que les humains sont humains soit remise en question. Car il y a lieu de la remettre en question. La spirale de la violence est, par exemple, la conséquence directe de la logique rétributive. Si l'on désire annihiler ou pour le moins juguler la violence, il faut changer de logique.
Le christianisme incompatible avec le ressentiment
Si le christianisme récuse la logique du donnant-donnant et si le ressentiment est une expression de cette logique rétributive, le christianisme ne peut pas cautionner le ressentiment. Il le condamne même comme réponse inacceptable à la souffrance infligée. Mais que propose-t-il quand le ressentiment surgit en nous ou quand on est pour le moins tenté par le ressentiment ? Il ne propose pas de chercher à tenir en respect celui ou celle qui nous a fait souffrir comme le proposait Nietzsche. Tenir l'autre en respect – la dissuasion nucléaire par exemple – ne peut mener à une vie paisible en commun. Cela ne peut conduire qu'à un état de provisoire non-guerre. Ce n'est pas là une solution enviable aux problèmes posés par le vivre-ensemble. Le christianisme ne propose pas non plus la résignation. Il ne nous dit pas d'accepter notre faiblesse, notre impuissance à nous venger. Quelle troisième voie existe donc si on ne veut pas tenter de faire jeu égal avec son agresseur et si on ne veut pas accepter que l'on n'a pas le pouvoir de se venger ? La seule solution est d'aimer son ennemi comme Dieu nous dit qu'il nous aime, c'est-à-dire inconditionnellement, alors que nous sommes ses ennemis, nous qui n'avons qu'une envie : nous passer de lui, le tuer.
Pratiquement
Mais qu'est-ce à dire pratiquement ? De nombreuses voies sont ici praticables. Le chrétien peut, par exemple, tenter d'expliquer à qui le méprise, le moleste, l'agresse pourquoi il ne se venge pas, en quoi la vengeance ne peut mener qu'à davantage de violence, etc. Il peut même aller jusqu'à lui affirmer qu'il lui pardonne car il ne sait ce qu'il fait. Mais il est assez rare que la personne qui nous a traumatisé soit ouverte à la réflexion et à de grandes discussions.
On peut aussi tenter de résister à son agression par la non-violence. Il s'agit là d'une forme particulière de violence. Cependant elle n'est absolument pas de la même cuvée que la violence qui provoque le trauma en nous. Elle consiste à faire violence à la conscience morale de son agresseur. Encore faut-il que ce dernier possède une conscience morale ! Cela fonctionna assez bien face aux Britanniques en Inde ou face aux Américains blancs aux USA. Mais, quand en été 68 les tchèques et les slovaques ont tenté de pratiquer des méthodes non-violentes face aux chars russes, les chars les ont écrasés parfois au sens propre du terme.
Que nous reste-t-il quand on ne peut pas discuter et quand on ne peut faire pression sur la conscience de l'autre ? la résistance, qu'il est certes très difficile de différencier d'une contre-agression, mais qu'il faut absolument trouver les moyens de présenter comme de la légitime défense et non comme une forme de vengeance. Les formes d'une telle résistance au mal sont à inventer de cas en cas tout comme le moyens de faire clairement percevoir à son agresseur qu'une telle résistance serait la légitime réaction qui serait la sienne au cas où il serait lui-même agressé (cf. https://www.reformes.ch/blog/jean-denis-kraege/2024/05/faites-aux-autres-ce-que-vous-aimeriez-quon-vous-fasse ).
Le christianisme n'est donc absolument pas une « morale d'esclaves », mais le moyen de ne pas céder au ressentiment et donc à la violence qui le génère et qu'il génère.