Sola gratia

Thangsgiving - action de grâce
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Thangsgiving - action de grâce

Sola gratia

Par Jean-Denis Kraege
29 juillet 2024

A propos du principe « par le Christ seul », j'ai affirmé que la spécificité de la médiation offerte par Jésus de Nazareth entre Dieu et nous autres humains résidait en ce que Jésus a défendu que tout dépendait de la pure grâce de Dieu. Il est temps d'assumer cette manière de voir ! De ce lien entre la révélation en Jésus et la grâce découle aussi ce qui permet de découvrir ce qui est parole de Dieu dans les Ecritures. Quant à la foi, nous avons vu qu'elle aussi est liée à la grâce : elle est une manière de vivre grâce à Dieu : de sa grâce. Elle est une grâce que Dieu nous fait. La grâce est ainsi au fondement et au couronnement des trois autres grands principes du protestantisme.

Jésus prédicateur de la grâce

Au cœur de la prédication de Jésus il y a, à mes yeux, l'amour inconditionnel de Dieu pour tout être humain. En son temps, j'ai tenté de le montrer dans un petit opuscule (Vivre grâce à Dieu, le message libérateur de Jésus, Poliez-le-Grand, Éditions du Moulin, 2000). Cet amour est inconditionnel, c'est-à-dire purement gratuit. Rien n'est nécessaire pour le mériter. Il n'est pas non plus nécessaire de faire quelque chose de ce que l'on reçoit gracieusement de Dieu sans quoi on risque d'être puni. Cette grâce n'est pas seulement pardon inconditionnel. Elle se manifeste dans tout ce que Dieu fait pour l'humanité. Elle se manifeste en particulier dans la providence de Dieu. Comme le dit le sermon sur la montagne, « votre Père qui est dans les cieux (...) fait lever son soleil sur les mauvais et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes » (Matthieu 5.45). Et si je ne fais rien de la santé, de l'intelligence, de la nourriture, de l'affection que Dieu me donne gratuitement, si je ne lui dis même pas ma reconnaissance, certes je suis un pauvre imbécile, mais Dieu continue de pourvoir et ne me punit pas. Je suis certes invité par ma conscience à en tirer les conséquences, à dédier ma vie à la cause de Dieu. Ce n'est pourtant pas une condition à la poursuite de l'amour inconditionnel de Dieu à mon égard. En ce sens, dire que la grâce à un prix, c'est un contre-sens. Par contre on peut dire qu'il est intéressant et même recommandable d'en tirer les conséquences pour notre vie et celle de notre monde.

Une spécificité chrétienne ?

Maintenant, cette manière de concevoir nos relations à l'absolu est-elle vraiment spécifique au christianisme ? Pour y répondre, je ne puis me fonder que sur ce que je connais des autres religions et philosophies : une connaissance nécessairement limitée. Toutes ces autres doctrines sont fondées, à mes yeux, sur le principe de rétribution qui est l'antithèse de la pure grâce. La rétribution consiste, en effet, à dire : « Je te donne à condition que tu m'aie donné » ou bien « je te donne parce que le premier tu m'as donné » ou encore « je te donne à condition que tu me donnes en retour, sans quoi je cesserai de donner, voire je te punirai ». A chaque fois, c'est « donnant-donnant ». En Islam, il y a certes une révélation gracieuse de la part d'Allah, mais cette révélation exige la mise en « oeuvre » des cinq piliers sans quoi aucun accès au paradis n'est possible. La révélation n'est donc pas réellement gracieuse. Le judaïsme pose certes la gracieuse libération de la servitude ou l'élection elle aussi gratuite d'un peuple par Dieu, mais ce même dieu exige le respect de sa loi afin que cette liberté et/ou cette élection soient préservées. Le risque si on ne respecte pas la loi est d'être puni (abandon à ses ennemis, déportation à Babylone). Le judaïsme affirme aussi que Dieu ne nous punit pas comme on le mériterait (Psaume 103), mais que Dieu punit quand même.... Si Jésus n'avait pas transmis une compréhension de Dieu et de soi radicalement différente de celle de ses contemporains palestiniens, il n'aurait eu aucune raison d'être éliminé comme il l'a été. C'est pour avoir contesté au nom de la grâce tant la religion et ses sacrifices que l'interprétation de la loi de Dieu comme moyen de se justifier que Jésus a très certainement été mis à mort. On peut donc préférer un autre religion au christianisme précisément parce qu'elle offre des moyens autres que la pure confiance mise en une parole de grâce pour s'assurer de pouvoir se réaliser soi-même. On ne peut, à mes yeux, contester au christianisme qu'il diffère, en son essence et jusqu'à plus ample informé, de toutes les autres religions.

Et la mystique ?

Ici j'ai l'habitude de m'entendre objecter que les mystiques et en particulier celles des religions orientales ne fonctionnent pas sur ce principe de la rétribution. Je constate pourtant que les mystiques exigent des efforts de détachement de soi pour accéder à la plénitude de vie. A quoi bon sinon, les exercices spirituels de toute une tradition mystique chrétienne ? La très à la mode « méditation » exige, par exemple, la mise en œuvre de techniques. Dans l'hindouisme, il faut plusieurs vies d'efforts pour détacher son moi réel du monde matériel et fusionner avec le grand tout. Le bouddhisme et ses voies met des conditions à la libération à l'égard de toutes choses et, dans certains cas, exige lui aussi plusieurs vies d'efforts pour accéder à l'éveil. En christianisme, je défends l'idée de Paul Tillich qu'il suffit d'« accepter d'être accepté ». Qui veut chinoiser me dira qu'accepter représente encore un effort, une œuvre, quelque chose que je fais pour être accepté. Or, comme indiqué à la fin de mon précédent blog consacré au mot d'ordre sola fide, même la foi ou le fait d'accepter (d'être accepté par Dieu) est en christianisme une grâce. C'est là ce que certains textes bibliques puis les réformateurs ont appelé la prédestination.

Prédestination

Il s'agit là d'un mot devenu un gros mot du christianisme. Gros mot, parce que trop souvent mal compris. Il y faudra une fois un blog entier ! Disons pour l'instant que la prédestination relève de la confession de sa foi. C'est un croyant ou une croyante qui seul peut dire : « La confiance que je mets en telle parole que je reconnais comme parole de Dieu n'est pas une décision que je prends, même si sur le moment j'ai l'impression de décider librement. Il s'agit d'une décision à laquelle j'ai été en quelque sorte contraint par Dieu ». Dès lors on ne peut faire une théorie générale selon laquelle Dieu en forcerait certains à croire et en empêcherait d'autres de croire. Il s'agit d'un mouvement de reconnaissance où après être devenu croyant je reconnais que, par moi-même je n'aurais jamais pu faire cette confiance à Dieu et à sa parole scandaleuse, tant j'ai confiance en moi-même, voire en autrui ou dans les puissances de ce monde. La foi, l'acceptation de mon acceptation gracieuse par Dieu, ne peut donc elle aussi être qu'une grâce, un don gratuit dont Dieu me fait cadeau.

La parole qui crée la foi

On peut aussi dire la même chose un peu différemment ! En effet, la grâce reçue dans la parole première me disant que je possède inconditionnellement une valeur absolue est ce qui me permet très pratiquement de croire en Dieu ! On a souvent l'impression – à cause de la structure de nos confessions de foi – qu'il faudrait d'abord croire en l'existence de Dieu, disons du Créateur ou celui de la première alliance, pour ensuite se mettre à croire que ce Dieu me rencontre en Jésus. J'ose cependant affirmer – et cela aussi méritera démonstration dans un autre blog – que la foi en Dieu ne peut naître que de la rencontre qui a lieu dans la parole que Jésus, puis que les traditions de Jésus, me transmettent. Comme déjà dit et redit, cette parole est une promesse inconditionnelle. A ce titre elle ne peut être prononcée que par un être absolu. A chaque fois, en effet, qu'un être relatif me fait pareille promesse, j'ai de très bonnes raisons de me méfier : « Est-ce que cette déclaration d'amour est vraiment inconditionnelle ? ». Même l'amour le plus pur qui soit, l'amour maternel ou paternel, est conditionnel. Il faut d'abord que mon père ou ma mère soient vivants pour me pardonner et me repardonner, pour m'assurer que je possède une immense valeur aux yeux d'au moins un autre humain, etc. Ensuite, si ma mère ou mon père peuvent certainement me pardonner une grosse bourde, le feront-ils toujours ? Ne se lasseront-ils pas ? Ne m'abandonneront-ils pas à ma déchéance sociale pour répondre aux pressions du qu'en-dira-t-on ou pour défendre la bonne réputation de leur famille... ? La grâce et son inconditionnalité sont ainsi ce qui me fait me dire que le destinateur de la parole d'évangile n'est pas l'homme Jésus, mais Dieu lui-même. C'est en tant que porte-parole de la promesse de grâce que Jésus est parole de Dieu, est Fils de Dieu, est Dieu le Fils, est l'incarnation de l'absolu.