Sola fide
Rappel des épisodes précédents : pour connaître en vérité Dieu comme pour se connaître soi-même, le seul intermédiaire est Jésus connu par les Ecritures et par elles seules. Ajoutons dans ce blog qu'à cette parole dite et incarnée par Jésus, connue par les Ecritures, on ne peut que faire ou ne pas faire confiance (sola fide, par la foi-confiance seule). Il n'y a pas de moyen de s'assurer que cette parole qui me dit, par exemple, que je vaux infiniment aux yeux de Dieu est une parole vraie. Les contemporains de Jésus eurent toutes sortes de très bonnes raisons de se scandaliser face à ce que ce Galiléen prétendait dire et vivre de la part de Dieu. Ils se scandalisèrent même tellement qu'ils mirent le porteur de cette parole à mort. Humainement, rationnellement ou encore religieusement parlant, cette parole est effectivement scandaleuse ou risible. Seule une confiance faite en vertu de l'absurde à cette parole peut donc en faire une parole vraie. Pour vivre de cette parole et être libéré de ma mauvaise manière de me comprendre moi-même (être « sauvé »), il me faut faire confiance à Dieu que c'est bien lui qui me parle en Jésus. Interpellé par cette parole et me l'appropriant, il me faut avoir cette conviction intime qu'un être absolu existe et s'adresse personnellement à moi. Si j'ai tant d'importance pour lui, je ne puis que me faire totalement dépendre de lui. Ce sont là un certain nombre de variations sur la signification du principe sola fide.
Pourquoi faire confiance ?
Si je n'ai pas de raisons « rationnelles » pour faire le saut de la foi-confiance, n'existe-il pas des raisons qu'on pourrait dire « existentielles » de faire ce saut ? Je ne sais absolument pas si j'ai raison de faire ce pas, mais si je le fais, il faut au moins que cette confiance réponde à un certain nombre d'attentes qui m'habitent. Si la parole à laquelle je fais confiance ne résonnait pas d'une certaine manière au plus intime de moi-même, je dois admettre que sa valeur serait réfutée. Mais quelles sont donc ces questions auxquelles répond la parole qui me propose de lui faire confiance ?
Questions existentielles
Le philosophe français Jean-Marc Ferry nous aide à dégager ces questions imparables en mettant en évidence ce qu'il appelle des « paradoxes performatifs ». Qu'est-ce à dire ? Si j'affirme que la vérité n'existe pas, j'affirme qu'au moins une vérité existe, à savoir que « la vérité n'existe pas ». La question de la vérité semble ainsi bien être une question que l'on ne peut passer sous silence. Si j'affirme maintenant que la vie est absurde, il en va un peu de même. J'affirme alors qu'il y a un sens à dire que la vie est absurde. Donc tout dans la vie n'est pas absurde ! La question du sens de la vie se dévoile ainsi comme une question existentielle que l'on ne peut passer par pertes et profits. Enfin, si je dis que tout est déterminé et que la liberté n'existe pas, je propose mon affirmation au libre jugement de mes interlocuteurs. J'estime que toi, lecteur-lectrice, tu es libre de te positionner par rapport à ce que j'affirme. Si je ne te croyais pas libre de réagir comme tu l'entends à ma proposition, je n'aurais aucune raison de l'exprimer. J'essayerais de te l'imposer... La question de la liberté est ainsi une question que tout existant se doit de prendre au sérieux. Voilà donc trois questions auxquelles une parole qui a la prétention de bouleverser ma vie pour lui permettre de se vivre en plénitude doit impérativement répondre. Le problème, c'est que, parmi toutes les paroles qui circulent dans les flux communicationnels qui m'assaillent il n'en est guère – à mes yeux en tout cas – qui répondent de manière crédible à ces trois questions. Peut-être une parole me donnera-t-elle l'impression de répondre à l'une de ces questions, mais laquelle répondra-t-elle aux trois ?
La réponse du christianisme
À mes yeux, la bonne nouvelle annoncée en Jésus répond à ces trois questions. Elle me promet que je puis vivre dans la vérité, que je puis avoir un sens qui ne soit pas décevant à ma vie et que je puis vivre dans une plénière liberté. En me faisant cette promesse, elle ne me propose pas seulement de lui faire confiance que tout cela est possible. Elle me dit simultanément que, si je veux vivre dans la vérité, la liberté et avec un sens à ma vie, il me faut mettre ma confiance en celui qui m'adresse cette parole. C'est en me faisant dépendre de Dieu et de rien ni de personne d'autre que je puis trouver une cohérence à ma vie (vivre dans la vérité). C'est en faisant confiance à Dieu et à rien ni personne d'autre que je puis prendre distance à l'égard de tout ce en quoi je mets habituellement ma confiance et vivre réellement libre. C'est en me passionnant pour Dieu et pour lui seul que ma vie reçoit son sens : servir Dieu de tout mon être et donc mon prochain tout comme moi-même. Sans cette confiance mise en Dieu et en rien ni personne d'autre, je n'ai pas de réponse à mes questions existentielles et n'ai donc pas de raisons de faire confiance à la parole qui me promet que ma vie a un sens, qu'elle peut se vivre dans la liberté et la vérité.
La foi comme compréhension de soi
Nous découvrons ainsi que cette foi-confiance détermine une certaine manière de comprendre globalement sa vie. Cette « compréhension de soi » est tout entière fondée sur la confiance en celui qui me rencontre dans sa parole. Cette manière de me comprendre moi-même me permet alors d'articuler tout ce qui me constitue autour de la dépendance radicale à l'égard de Dieu et de lui seul. La foi n'est donc pas l'adhésion à des idées, à une doctrine à un enseignement que l'on pourrait mettre en paragraphes et apprendre. Elle n'est pas un certain nombre de choses à croire : que Dieu est le créateur tout-puissant du ciel et de la terre, que Jésus est mort pour moi, qu'il reviendra après être monté au ciel, qu'il me jugera, etc. etc. La foi est une manière de comprendre sa vie, une manière de vivre dans la dépendance-confiance en Dieu seul. Certes parce qu'elle est une certaine manière de « comprendre » sa vie, elle devra faire l'objet d'une réflexion sur elle-même pour que je puisse en dégager les tenants et aboutissants, ne serait-ce que pour en parler à d'autres. Cependant elle ne pourra jamais se résumer à un certain nombre de dogmes à apprendre, de vérités à mémoriser, de points à avaler tout crus.
La foi de Jésus à imiter
Pour saisir encore plus précisément de quoi il en retourne avec cette compréhension de soi, nous avons l'exemple de Jésus. A ce propos rappelons que l'apôtre Paul use parfois d'une expression un peu difficile : il parle non seulement de la foi-confiance mise en Jésus-Christ (exemple Galates 3.26), mais aussi de la « foi de Jésus » (exemple : Galates 2,16). Par cette expression, l'apôtre signifie que le chrétien est invité à imiter la confiance que Jésus mettait en son « Père » et qui déterminait l'entier de sa vie. Il ne s'agit pas de faire la psychologie de Jésus – chose impossible –, mais de partir d'un certain nombre de faits que nous rapportent de manière assez consensuelle les évangiles et qui vont tous dans le sens d'une radicale dépendance-confiance de Jésus à l'égard de son Père. Cette confiance lui permettait d'après les évangélistes de se sentir radicalement libre à l'égard de la loi et du temple. Elle l'autorisait aussi à faire preuve d'« autorité » (Moïse vous a dit, mais moi je vous dis). Cette foi de Jésus l'a conduit à être condamné par ses contemporains. Elle l'a accompagné jusqu'à son trépas comme en témoigne l'épisode (fictif) de Gethsémané (Marc 14,32ss.). Ici nous retrouvons la dimensions complètement folle de cette compréhension de soi : elle ne peut mener qu'au rejet par une majorité d'humains ; elle doit constamment résister à la tentation de choisir un chemin plus facile...
Par la seule confiance (en Dieu)
Pourquoi Paul puis les Réformateurs ont-ils tant insisté sur la foi seule ? Parce qu'une vie en plénitude qui découle de la compréhension de soi où l'on se fait totalement dépendre de Dieu seul s'oppose à la confiance que l'on met tout naturellement en soi, en autrui, dans les « puissances de ce monde » pour vivre pleinement. Traditionnellement cette confiance en soi se manifeste dans la conviction que l'on peut, par ses « œuvres », se réaliser soi-même, se faire valoir aux yeux de Dieu, d'autrui, de la société... D'autres prétendent qu'on peut obtenir la béatitude ou la vie en plénitude par la confiance mise dans des rites qui sont encore « des choses à faire », des œuvres. Mais ici on me rétorquera que la confiance mise en Dieu et en sa parole est encore une « oeuvre » de notre part. C'est, en effet, nous qui décidons de faire cette confiance. Je répondrai de deux manières à cette objection. D'abord, l'important c'est que, ma confiance, je la place en Dieu, non en moi-même, etc. Cela fait toute la différence d'avec toutes les compréhensions de soi où l'on se confie en soi, autrui... Ensuite, il nous faudra dans un prochain blog examiner le dernier grand principe des Réformes du XVIe siècle : celui de la sola gratia. Nous découvrirons alors que la foi-confiance elle-même n'est pas de notre ressort : elle ne peut être qu'un don, une grâce de Dieu. Elle ne saurait être notre œuvre. Elle est l'oeuvre de Dieu.