Comment servir Dieu, le prochain et soi ?
Est-il besoin d'être chrétien pour se dire que le sens de sa vie consiste à aimer son prochain comme soi-même ? En d'autres termes, l'humaniste athée ne peut-elle pas arriver aux même conclusions ? Est-il indispensable que le sens de notre vie soit de servir Dieu dans le service du prochain comme de soi ? Le service du prochain comme de soi-même n'est-il pas un but suffisant ? Pourquoi y ajouter Dieu ? Dans un précédent blog (https://www.reformes.ch/blog/jean-denis-kraege/2023/03/retraites-travail-et-sens-de-la-vie) consacré au sens du travail et de la vie, je renonçai, pour ne pas allonger, à discuter de cette question. Il est temps de la reprendre, plus d'un an après !
Là où l'amour du prochain et l'amour de soi se limitent mutuellement
Remarquons d'abord que l'exigence d'aimer son prochain comme soi-même reste une exigence relative aussi longtemps qu'elle n'est pas liée à un absolu. Elle est relative au sens où, même si je décide d'en faire une exigence absolue, je vais bientôt me trouver devant des situations qui m'obligeront à la relativiser. Il se trouve, en effet, que je dois concilier deux amours : l'amour du prochain et l'amour de moi-même. Que fais-je quand l'amour de moi-même exige, dans telle situation particulière, que je renonce à aimer mon prochain ? Et que fais-je, en sens inverse, si la situation exige que je me consacre davantage à mon prochain qu'à moi-même ? Je vais d'abord me dire que ce déséquilibre entre ces deux amours n'est que temporaire. De telles accentuations temporaires n'auraient effectivement guère d'importance si, une fois le balancier lancé dans la direction de l'amour de soi ou de celui du prochain, il n'était pas très difficile de rééquilibrer les choses. Mais il se trouve que très souvent le prochain est de plus en plus demandeur, une fois que j'ai consenti à le préférer – et je croyais que ce n'étais que temporairement – à moi-même. Mais l'inverse aussi est vrai. Si je me préfère pour un temps à l'autre, goûtant à la facilité de la chose, j'aurai beaucoup de peine à avoir le souci d'autrui, à moins que ce soit pour en tirer un avantage personnel. Dans les deux cas, l'égoïsme – celui de l'autre ou le mien propre – déséquilibre la balance. L'humaniste passe alors son temps à lutter contre ses propres tendances égoïstes et contre les exigences du moi d'autrui. A cette lutte, elle s'épuise assez rapidement. Où trouvera-t-elle la force de poursuivre sans fin la lutte ? Epuisée, l'humaniste aura fortement tendance à se privilégier elle-même et à faire, de temps à autre, quelque chose pour son prochain afin de ne pas avoir trop mauvaise conscience.
Se sacrifier pour l'autre ?
Dans certains cas, on choisira cependant de se sacrifier soi-même pour le bien de l'autre ou des autres. A coup sûr on sera alors admiré par les autres humanistes pour ce geste héroïque en faveur de telle cause ou simplement d'autrui en général. Le malheur est qu'on ne tient pas très longtemps à ainsi se sacrifier pour les autres. Assez rapidement il ne reste plus grand chose de soi. On parle alors de burn out. Où puiser ici aussi les forces pour pouvoir encore aimer le prochain autant qu'on s'est donné pour tâche de le faire ?
Où trouver la force d'aimer ? en Dieu ?
Dans les deux cas évoqués, on s'est demandé où trouver la force d'aimer. Dans le premier cas : où trouver la force d'équilibrer l'amour d'autrui et de soi. Dans le second : où puiser les forces nécessaires pour continuer d'aimer son prochain en s'oubliant soi-même. La réponse chrétienne consiste à dire qu'il est illusoire de vouloir séparer l'amour de soi et du prochain de l'amour de Dieu et donc que la force d'aimer est à chercher dans sa relation à Dieu. Mais ici, attention ! Il ne convient pas de penser qu'en aimant Dieu de tout notre être on recevra un peu magiquement en retour la force d'aimer son prochain comme soi-même. Les choses sont plus compliquées que cela.
Où trouver la force d'aimer Dieu ?
C'est d'abord que je n'ai aucun intérêt à aimer Dieu avec tout ce que je suis. Ici aussi je n'en ai franchement pas la force. A quoi bon, me dis-je, perdre mon temps, à quoi bon consacrer toute ma vie à faire la volonté d'un dieu dont on ne sait s'il existe et surtout quelle est vraiment sa volonté, sinon peut-être qu'on se soumette à lui ? En quoi cette soumission me permettrait-elle de m'épanouir, d'accéder à une vie en plénitude, au bonheur ? Si la soumission à la volonté de Dieu est vraiment la solution, il faut que la force m'en soit donnée. Or je ne la possède pas. Je ne possède que la force de m'aimer moi-même.
Etre libéré de soi et du prochain
Admettons maintenant que cette force ou ce courage me soit donné. En quoi faire le détour du service de Dieu me permettrait-il de mieux aimer mon prochain et moi-même ? Réponse : se dédier totalement à Dieu, faire de Dieu le sens de sa vie, c'est être libéré de soi, mais aussi du prochain et de toute réalité mondaine. Arraché à mes attaches habituelles, je n'en suis plus l'esclave. Je ne suis en particulier plus l'esclave de moi-même. Je puis mépriser cet amour si fort pour moi qu'il ne me permet pas d'aimer vraiment mon prochain. Mais je puis également prendre une immense distance critique à l'égard des exigences de mon prochain. Cela me permettra de ne pas me laisser « bouffer » par mon prochain. Comme le dit l'évangile de Jean, alors je ne suis plus du monde (Jean 15.19, 17.14).
Pour pouvoir vraiment aimer son prochain comme soi-même
Mais simultanément le dieu auquel je suis attaché corps et âme m'envoie dans le monde (Jean 17.15, 18) ! Pour le servir, il me donne ma personne et celle d'autrui. Il a, semble-t-il, besoin de ma vie pour changer la face de ce monde. Il ne veut pas que je sois une loque, rapidement épuisée par le service d'autrui, pas plus qu'il ne veut que je me ferme à autrui dans le but de me réaliser moi-même. Il me donne à moi-même avec la conscience des limites de ce que je suis et il me donne mon prochain comme lieu privilégié où le servir. Dit autrement : en me demandant un attachement total, absolu à lui, Dieu me libère de moi-même, d'autrui et du monde pour que je puisse mieux le servir là où il m'a placé, avec les forces qu'il me donne dans ma relation à moi-même, à autrui et au monde.