Jugements dernier et avant-derniers
Rappel du blog de la semaine dernière : devant Dieu on se juge soi-même en faisant confiance ou non à la parole de pardon dite en Jésus-Christ. Ce jugement devant Dieu est appelé traditionnellement « jugement dernier ». Il est pardon inconditionnel de la part de Dieu. Un problème se pose pourtant : ce pardon doit-il être la norme de tout jugement humain ? Faut-il pardonner au civil et/ou au pénal à D.Trump ses faux dans les titres, ses entorses à la loi, ses incitations à la violence, etc. ? Un juge qui n'acquitte pas un meurtrier se révolte-t-il contre Dieu ?
Entre pardon de Dieu et lois nécessaires à la vie ensemble
A qui voudrait abolir la justice humaine au nom de la seule justice pardonnante de Dieu s'adresseront de cinglantes répliques ! « Dans la société, il faut être réaliste, la règle ne peut pas être de pardonner à chaque coup ». « Pardonner à un criminel, c'est l'inciter à poursuivre sur la même voie ». « C'est aussi en inciter d'autres à choisir cette voie qui devient celle de la plus grande facilité ». Un pardon généralisé rend effectivement toute loi caduque. Et la société se mue en affrontement généralisé laissant la victoire au plus fort ou au plus rusé. Est-ce bien ce que Jésus-Dieu veut, en pardonnant à cette femme adultère que d'aucuns étaient déjà prêts à lapider, c'est-à-dire à mettre à mort, au nom de la loi (Jn 8,3-11) ? Certainement pas puisque, après que personne n'a osé lui lancer la première pierre, car personne ne se sentait « sans péché », Jésus la renvoie en lui disant : « Va et ne pèche plus ». En lui recommandant d'adopter un comportement radicalement différent de celui qu'elle avait choisi précédemment, il ne la condamne pas directement, mais lui rappelle que la loi de Dieu qui interdit l'adultère reste valable. Ailleurs, Jésus peut dire qu'il n'est pas venu pour abolir la loi, mais l'accomplir (Matthieu 5,17). Or, dans une communauté humaine, la loi sans condamnation n'a aucun pouvoir. Il s'agit simplement de belles recommandations sans effet sur la vie en commun.
Impasse ?
Nous voici donc devant un dilemme. Dieu pardonne à tous inconditionnellement et la société a besoin de lois et donc de condamnations pour subsister. Faut-il choisir entre Dieu et la société ? Les réformateurs s'en sont sortis en parlant de deux manières qu'avait Dieu de régner. Il règne par l'évangile et par la loi. Il règne sur le monde par l'évangile qui proclame le pardon gratuit et que les chrétiens ont la responsabilité de transmettre. Il y règne aussi par la loi dont la responsabilité de la faire respecter incombe aux pouvoirs politique et judiciaire. Les relations entre ces deux règnes sont un peu plus complexes qu'une simple juxtaposition. Nous n'avons pas la place ici pour de tels développements. Il faudra y revenir dans un autre blog. Ce sur quoi j'aimerais insister dans la suite de ce blog, c'est qu'il doit y avoir compatibilité entre la certitude du chrétien que l'on est gratuitement pardonné par Dieu et la condamnation de qui ne respecte pas la loi exigée par la vie en commun. Comment donc ces deux entités contradictoires peuvent-elles bien être rendues compatibles ?
Punition et vengeance ?
Nous ne pouvons rien changer au pardon de Dieu. Ce que nous pouvons changer, c'est notre manière d'envisager la condamnation de nos frères humains. Ce qui est frappant quand on interroge des proches d'une victime avant le procès de ses agresseurs ou assassins, c'est que systématiquement on exige punition et vengeance. La justice est très majoritairement conçue comme un moyen pour la société, les proches des victimes, les victimes elles-mêmes de se venger. Or un jugement conçu comme moyen de faire payer le prix de sa faute au coupable n'est pas compatible avec la justice-pardon de Dieu. Par ailleurs, qui sommes-nous pour porter un jugement dernier sur un coupable ? Une erreur judiciaire est toujours possible. Mais quelle alternative existe donc à la compréhension du jugement par le tribunal des hommes comme punition et vengeance ?
Protéger la société et permettre au coupable de s'y réintégrer
Deux raisons compatibles avec le pardon divin me semble pouvoir justifier une condamnation, disons à une privation de liberté. La première consiste à penser la peine comme un moyen de protéger temporairement la société contre quelqu'un qui la menace. La seconde revient à se donner le temps de la pédagogie, voire du soin psychiatrique, pour permettre au fautif de réintégrer la société. Ni l'une ni l'autre de ces compréhensions de la condamnation et de la peine ne vise à faire payer le fautif. Toutes deux consistent à harmoniser les relations du coupable avec la société, non à mettre le doigt sur la culpabilité du fautif. Il serait très important que le système judiciaire arrive à faire comprendre cela à celles et ceux qu'il condamne.
Le cercle vicieux de la rétribution
Aussi longtemps qu'on voudra faire payer pour une faute par une condamnation, on enfermera le condamné dans la mentalité de la rétribution : œil pour œil, dent pour dent. Si je crève un œil je dois payer en perdant moi aussi un œil. Cela risque de mener à un monde où ne vivront plus que des borgnes et des aveugles a dit quelqu'un. Mais surtout cela incitera la personne contre laquelle la société s'est prétendument vengée de la faute commise à son endroit à se venger à son tour contre la société. De vengeance en vengeance on ne sort pas d'un cercle qui a tendance à devenir une spirale maléfique. Chaque revanche tend, en effet, à être plus violente que la précédente. La seule solution est donc de faire comme Dieu : pardonner fondamentalement au coupable qui dès lors ne doit plus se sentir coupable tout en lui faisant comprendre que la société doit prendre des mesures pour se protéger et pour lui permettre de réintégrer sans problème sa place en son sein.
Distinguer la personne et ses œuvres, le dernier et l'avant-dernier
Ainsi un jugement humain doit toujours être entendu comme un jugement avant-dernier et non dernier. Le jugement dernier appartient à Dieu et c'est son pardon. Tout jugement humain ne sera jamais qu'avant dernier, c'est-à-dire qu'il ne portera pas sur la valeur de la personne jugée, mais sur ses actes, son extériorité, sa relation à la société. Et cela est valable non seulement pour les jugements rendus par la justice, mais pour tout jugement. Même quand je semble porter un jugement sur la valeur d'autrui, il faut bien clarifier les choses. Je ne juge pas de la valeur de sa personne, mais de celle de ses œuvres. La mauvaise note donnée par un enseignant ne dit rien sur la valeur qui reste infinie de la personne de l'élève. Elle ne porte que sur son travail et vise à lui offrir une possibilité d'amélioration. Cette distinction entre la personne et les œuvres, entre l'intériorité et l'extériorité est toujours très difficile à faire comprendre. Lorsqu'on juge de ce que je produis, on ne dit rien sur ce que je suis. Plus encore : ce jugement porté sur mes œuvres doit toujours être entendu par moi comme par autrui comme un jugement relatif, jamais définitif. Ainsi et ainsi seulement mes jugements comme ceux de tout juge pourront-ils être compatible avec le jugement dernier qui appartient à Dieu seul et qui est pardon.
La tâche du chrétien
Ces distinctions étant opérées, il n'est pas inutile de rappeler ici que la tâche du chrétien – et même celle du juge chrétien – consiste à annoncer à qui a commis une faute qu'il est pardonné en sa personne la plus intime par Dieu sans qu'aucune condition ne soit requise à l'obtention de ce pardon. Si les chrétiens ne le lui rappellent pas, personne ne le fera et il sera irrémédiablement tenté de penser que sa personne est jugée négativement ; en conséquence il aura tendance à en vouloir à ses juges et à la société ; il stagnera dans le ressentiment et probablement la délinquance...
Note : l'argumentation que je viens de développer fait que la peine de mort n'est pas compatible avec le fait que le jugement dernier appartient à Dieu seul et que nos jugements ne sont jamais qu'avant-derniers et relatifs.