A propos des sorcières
De jeunes femmes se revendiquent aujourd'hui sorcières. Elles prétendent s'inscrire dans la continuité de celles qu'on brûlait allègrement dans nos contrées en tout cas entre le XVe et le XVIIe siècle. Une différence existe cependant entre les sorcières d'antan et les actuelles. Autrefois on ne choisissait pas d'être sorcière. On était désignée telle. Aujourd'hui on se revendique sorcière.
Boucs émissaires
Les sorcières que l'on brûlait étaient principalement des femmes seules, célibataires ou veuves, souvent âgées et sans enfants. Cette caractéristique fait immédiatement penser à tous les boucs émissaires que l'on s'est choisi dans l'histoire humaine pour redonner de la cohérence au milieu social. Je fais ici allusion à la démonstration de René Girard à propos du bouc émissaire. Lorsque la violence est devenue trop extrême dans un certain milieu, on désigne une victime que l'on va sacrifier. Cette victime est souvent un être un peu à part : un handicapé, un étranger, même le roi ou le chef. On désigne cette victime à la haine du groupe. « On », ce n'est du reste personne en particulier. Cette haine surgit on ne sait comment dans le groupe et fait rapidement l'unanimité. Cette unanimité annihile pour un temps au moins toutes les jalousies et violences. Toute l'attention est concentrée sur une victime dont tous sont persuadés qu'elle est coupable alors que tel n'est pas le cas. Mais, sitôt mise à mort, cette victime est déifiée puisqu'elle a réussi le miracle de redonner à la société sa cohésion. Girard donne en exemple de ce retournement qui fait de la victime un dieu l'histoire contée par Euripide dans ses Bacchantes à propos de Dionysos.
Les sorcières de jadis
Sans être déifiées – même si on conserva durablement la mémoire de ces sortes d'héroïnes – les sorcières servaient visiblement de boucs émissaires. Elles n'étaient pas toujours désignées à la vindicte générale par on ne sait qui. Ceux qui possédaient l'autorité s'arrangeaient – semble-t-il – pour faire surgir de manière espacée cette haine des sorcières. Si les détenteurs du pouvoir n'étaient pas dupes concernant l'innocence des condamnées au bûcher, le peuple était lui convaincu de la possession de ces femmes. C'est que l'unification de tous contre une n'est possible que si l'on n'est majoritairement pas conscient de l'innocence de la personne sacrifiée. Comme un minimum d'ordre est ainsi rétabli ou maintenu dans la population, la croyance en la culpabilité des boucs émissaires s'auto-alimente. Cette croyance superstitieuse puisait allègrement dans un christianisme frelaté, y compris d'obédience protestante.
La provocation des sorcières féministes
Mais avant d'en venir à la récupération du christianisme par la religion du bouc émissaire, permettez-moi une parenthèse sur les sorcières actuelles. Je disais qu'elle ne sont pas désignées sorcières, mais s'autoproclament telles. Pourquoi cherchent-elles en un sens à être des victimes de la réprobation des foules ? Elles développent tout un discours féministe autour de ce choix. Elles se veulent, par exemple, en droit de disposer d'elles-mêmes, pour certaines de rester célibataires et sans enfant. A mon sens, il s'agit là de justifications ou de superstructures idéologiques. Ce que ces jeunes femmes désirent, c'est se faire entendre en tant que défenderesses de la cause féministe alors que plus grand monde n'y prête attention. Il en va, en effet, du féminisme comme de l'écologie. On sait parfaitement – pour les chrétiens depuis bientôt 2000 ans (Galates 3.28) – que la revendication des femmes à l'égalité est juste. On sait parfaitement – au moins depuis les années 1970 – que notre monde fini court à sa perte. Tout cela on le sait parfaitement, mais les changements sont minimes. Seule une provocation radicale paraît susceptible à ces jeunes « sorcières » de faire réellement bouger les choses. Leur extrémismes est parallèle à celui de mouvements comme Extinction Rébellion par exemple.
Jésus, bouc émissaire
Pour en revenir aux XVe, XVIe , XVIIe et même XVIIIe siècles, on peut s'étonner que l'on ait pu utiliser les récits bibliques de possessions démoniaques comme garants de la vindicte populaire à l'égard des sorcières. Il a, en effet, fallu attendre que le rationalisme des Lumières, entamé au XVIIe siècle, s'impose dans de relativement larges milieux pour que cesse la « chasse aux sorcières », même si on a continué par la suite à désigner des boucs émissaires et qu'on ne cesse de le faire ! Les évangiles montrent pourtant tous que la mise à mort de Jésus était injuste. On en avait fait un bouc émissaire. L'évangile de Jean le précise de manière tout à fait explicite. Caïphe avait suggéré aux autorités juives qu'il était avantageux qu'un seul homme meure pour le peuple (18.14). La révélation de Pâques, c'est pour les disciples que ce bouc émissaire était une victime innocente. Dieu était à ses côtés. Plus encore : Dieu s'exprimait au travers de lui. Le bouc émissaire était la parole de Dieu faite homme. Et voilà que le processus émissaire était dévoilé. Or les chrétiens des XVe au XVIIIe siècles n'étaient pas capables de voir qu'ils reproduisaient avec une grand exactitude le schéma de ceux qui avaient condamné à mort celui qu'ils révéraient comme le Fils de Dieu et même comme Dieu le Fils.
Possessions démoniaques
Ces mêmes chrétiens auraient pu réfléchir à deux fois avant de condamner les sorcières comme possédées par des démons ou ayant fait un pacte avec le diable. Toujours dans les évangiles, quand Jésus libère quelqu'un de ce que l'on considérait à l'époque comme un démon, il ne fait jamais mourir la personne possédée. Tout au plus envoie-t-il les « démons » dans ces animaux considérés comme impurs que sont les porcs, lesquels habités par ces démons allaient se détruire dans la mer, elle-même considérée comme le lieu d'habitation de monstres démoniaques (Marc 5). Le « démoniaque » est libéré, pas anéanti. Par contre, Jésus est expulsé du territoire où vivait ce démoniaque par ceux-là mêmes qui furent témoins de sa libération. Tout comme leur démoniaque était angoissé (attiré-repoussé) par le bien représenté par Jésus, ses concitoyens sont attirés par le libérateur, mais font aussi tout pour le tenir à distance. Ils se révèlent eux aussi angoissés par le bien ; ils sont démoniaques ! Les pourfendeurs de sorcières étaient eux aussi angoissés par le bien. Ces femmes qu'ils haïssaient et dont ils cautionnaient la mise à mort, ils en faisaient ensuite des héroïnes dont on parlait longtemps encore après leur mort. Ces femmes innocentes étaient l'occasion de sentiments confus d'attirance-répulsion.
Actualité
Nous avons encore et toujours besoin de boucs émissaires. Nous ne brûlons plus de sorcières sur la place publique pour refaire une unanimité du groupe social. Mais à quoi serv(ai)ent les lynchages des noirs aux Etats-Unis ? A quoi servaient les communistes aux yeux des fondamentalistes chrétiens – tant protestant que catholiques – dans les années 1950-1960 et même plus tard ? A quoi sert l'Ukraine pour Poutine ? A quoi servent les étrangers dans l'Europe d'aujourd'hui sinon de boucs émissaires pour tenter de refaire l'unité de sociétés éclatées par la jouissance tous azimuts vantée par le capitalisme qui en a tant besoin pour subsister ? Alors qu'on est encore récemment passé par le rappel de la passion et de la résurrection, nous devrions pourtant savoir que les boucs émissaires sont toujours des victimes innocentes qui servent nos intérêts démoniaques.