Non-binaire
La mode est au non-binaire suite au succès de Nemo au concours de l'Eurovision de la chanson. La contestation d'une pensée binaire donne à penser.
Nemo Mettler, le capitaine Nemo et Ulysse
D'abord je ne puis résister à faire un peu de pseudo-psychanalyse. Cela peut être amusant et parfois révélateur. Quand tes parents te donnent le prénom de Nemo qui, en latin, signifie « personne », tu ne peux que te poser des questions concernant ton identité. Chez Jules Verne, hanté par un passé mystérieux, mais certainement traumatisant, le capitaine Nemo de Vingt Mille lieux sous les mers fuit ce passé qui détermine ce qu'il est dans la science, les inventions d’ingénierie, la défense de la justice et même la violence. Dans l'Odyssée : Ulysse se fait appeler houtis, c'est-à-dire « personne » pour échapper au cyclope Polyphème (chant IX). Or Homère joue avec houtis qui signifie personne et le trait caractéristique d'Ulysse qui est la mètis qui signifie à la fois « absolument personne » et « la ruse ». Peut-être quelqu'un qui s'appelle Némo-houtis ne peut-il être habité que par la ruse de se vouloir non-binaire pour ne pas avoir à répondre à la redoutable question de son identité. Pourtant tous ceux qui s'appellent Nemo ne sont pas non plus nécessairement binaires. Et toutes les personnes qui s'affirment non-binaires ne portent pas le prénom ou le nom de Némo-houtis-personne. Ils ne fuient pas nécessairement de manière rusée la question de leur identité dans une non-identité, me direz-vous. Encore que... il se pourrait que la question de l'identité soit quand même une question que personne ne peut éviter, qu'il s'agit de prendre à bras le corps et dont on ne peut se tirer par quelque entourloupette surtout quand on s'appelle Nemo...
La consécration du réductionnisme freudien
Alors prenons cette question de notre identité à bras le corps ! Lorsqu'on se dit non-binaire à la manière de Nemo Mettler, on définit son identité d'abord en termes de genres. On ne se reconnaît ni masculin, ni féminin. Mais, quoi qu'on affirme, se dire ni féminin, ni masculin, c'est se définir en fonction de sa sexualité. Je sais bien qu'on tente de découpler le genre du sexe. Je sais qu'au-delà de la sexualité biologique, on entend qu'on peut avoir une manière masculine ou féminine de se comprendre soi-même. Reste que le stéréotype de la compréhension de soi masculine (le genre masculin) est extrait de la compréhension de soi qui se manifeste chez un grand nombre d'humains qui possèdent un pénis et que le type de compréhension féminine de soi est représenté majoritairement par des êtres qui possèdent un vagin. En l'occurence le binaire qu'aime à décrier certains ne se définit par exemple pas par l'opposition entre la nostalgie du passé qu'il s'agit à tout prix de maintenir et la volonté de faire advenir le grand soir, donc par l'opposition entre conservateurs et révolutionnaires. Le binaire ne se définit pas non plus par rapport à ceux qui croient au dieu de Jésus-Christ et ceux qui n'y croient pas. Il ne se définit pas entre ceux qui se haïssent eux-mêmes et ceux qui s'admirent eux-mêmes, etc.etc... En s'affirmant non-binaires, ces êtres consacrent le réductionnisme freudien qui défend la détermination de tout ce que nous sommes par notre sexualité. Or, dans une vie humaine, tout n'est pas sexuel, comme tout n'est pas économique, tout n'est pas politique, tout n'est pas bio-chimique, religieux, etc.. Se déclarer non-binaire, c'est oublier tout ce que l'on est en plus de sa sexualité.
Devant Dieu il n'y a plus l'homme et la femme
En un sens je me déclarerais volontiers moi aussi non-binaire, mais pas au sens de Nemo Mettler. Je pense, en effet, qu'après ce que l'apôtre Paul a écrit aux Galates (3,26-28), quand on réfléchit à son identité devant le dieu de Jésus-Christ, on ne peut plus affirmer qu'il y a une différence entre juifs et non-juifs, entre esclave et homme libre ou entre homme et femme. Que veut donc dire l'apôtre ? Il n'a pas proposé de supprimer l'esclavage comme l'indique sa lettre à Philémon. Il n'a pas voulu inviter ses lecteurs à nier leur détermination sexuelle ou leur naissance dans le monde juif ou non-juif. Il a voulu dire que là où l'on désirait imposer aux Galates comme une condition nécessaire de leur appartenance au christianisme le respect de la loi juive qui opère les clivages susmentionnés l'importance de ces oppositions binaires s'évanouissait en Jésus-Christ. Donc devant Dieu toutes les oppositions que l'on peut dresser entre l'homme et la femme sont caduques. Ce n'est pas parce qu'il est écrit que l'homme est né pour dominer sur la femme que cela doit être ! Il faut donc se comprendre comme un être humain avant de se comprendre comme homme ou femme. Du reste, comme l'avait bien vu Simone de Beauvoir, on ne naît pas femme (ou homme), on le devient. Par contre on naît être humain aimé par Dieu, voulu par Dieu. Cette détermination par notre être devant Dieu est de beaucoup plus fondamentale que notre marquage sexuel, économique, intellectuel, culturel, etc. etc. Je suis ainsi non-binaire en ce que je m'intéresse à l'individu tel qu'il se comprend dans son rapport à Dieu.
Des individus tiraillés
Mais me rétorquera-t-on, cet individu est tiraillé entre des réalités qu'il ne peut pas nier. Il possède à la fois une intériorité et une extériorité ; il est actif et passif, libre et déterminé ; il est relatif et habité par un désir d'absolu, il est soumis au temps et se veut éternel, etc. Il est donc bel et bien habité par des tensions qui semblent insurmontables entre des pôles binairement contradictoires. Et c'est là que se pose la question de son identité. Comment être soi-même, comment coller à soi-même quand on est tiraillé entre deux réalité contradictoires ? On aimerait être libre, maître de sa vie (de son destin). On n'y arrive pas, car il y a aussi tant de réalités qui nous déterminent. Alors on tentera peut-être d'être cet être complètement déterminé par son environnement, par sa sexualité, la bio-chimie de son corps, par son passé, par ses fréquentations, par la culture dans laquelle il a été éduqué et/ou celle dans laquelle il vit... Mais on n'y arrive pas davantage, car le désir d'être libre nous habite qu'on le veuille ou non. On peut passer sa vie à refouler ce besoin d'être libre et se résigner à n'être que déterminé, mais on sait intérieurement son existence désespérée. Et il en va de même si on refoule tout ce qui nous détermine en se prétendant absolument libre.
A la fois...
Est-ce à dire qu'il faut chercher notre vraie identité par-delà l'opposition entre notre intériorité et notre extériorité ? par delà l'opposition entre notre liberté et nos conditionnements ? par-delà notre relativité et notre quête d'absolu ? Faut-il en d'autres termes adopter une manière non-binaire de penser sa vie ? C'est impossible en ce qui concerne notre identité en tout cas telle que définie au moyen des couples évoqués ci-dessus. On ne peut pas être autre chose qu'un être déterminé qui aspire à la liberté ou qu'un être extérieur qui possède aussi une vie intérieure... Le seul moyen de devenir soi consiste à faire bon accueil à la conjonction « et » chère au président Macron. Il faut s'accepter intérieur ET extérieur, libre ET conditionné, temporel ET éternel. Ce qui nous permet d'être vraiment l'un ET l'autre, c'est la certitude que nous sommes voulus ainsi par Dieu et que Dieu nous permet de bien vivre au cœur même des tensions qui caractérisent notre vie. Lorsqu'en d'autres termes, on met ses déterminations et sa liberté au service de Dieu, Dieu nous promet qu'il est possible de vivre en paix avec soi-même au cœur de ces tensions.
Qu'en est-il alors de notre sexualité et de notre compréhension genrée de nous-mêmes ?
En matière de sexualité et de genres, faut-il aussi penser en termes de conjonction plutôt que de fuite dans un ailleurs ? Certaines théories à propos de notre sexualité affirment que nous possédons des aspects à la fois masculins et féminins. Certains de ces aspects se seraient simplement exprimés davantage que d'autres. Faisons donc l'hypothèse que ces théories ont raison. Si elles ont raison, il nous faut non pas vouloir dépasser ces deux dimensions qui nous déterminent sexuellement ou en termes de genre. Il ne nous faut pas non plus vouloir en rejeter une au détriment de l'autre pour être nous-mêmes. Toujours si ces théories ont raison il faut se recevoir de Dieu comme féminin ET macsulin et mettre toutes ces richesses de notre vie au service de Dieu et de sa gloire. Mais peut-être ces théories sont-elles fausses ? On est alors soit masculin, soit féminin et il faut recevoir de Dieu sa féminité ou sa masculinité et les mettre au service de Dieu. Que ces théories soient justes ou fausses, il convient de se recevoir de Dieu et non chercher à être autre que ce que Dieu a fait de nous.