Ironie
En parlant de Don Quichotte, j'ai affirmé, la semaine dernière, qu'il était entre autres choses une figure ironique. Or l'ironie semble à certains peu compatible avec la foi chrétienne. Ironiser, c'est, en effet, pour beaucoup se moquer. C'est déprécier la valeur d'autrui alors que la valeur d'autrui est absolue pour un chrétien puisqu'elle est absolue pour Dieu. Tout dépend cependant comment on définit l'ironie et quel usage on en fait.
Un aspect du comique
L'ironie comme l'humour sont des aspects du comique. Le comique naît d'une contradiction. Prenons un exemple pour le faire saisir. Un marquis rentre chez lui et trouve sa femme au lit avec l'évêque. Il se dirige alors vers la fenêtre, l'ouvre et bénit la foule. On s'attendrait à ce qu'il jette l'évêque par la fenêtre, éventuellement qu'il s'y jette lui-même, pour le moins qu'il s'en prenne à l'évêque et à sa femme. Puisque l'évêque a pris ses fonctions, il prend celles de l'évêque. Cette contradiction entre ce que l'on attend et ce que fait le marquis provoque le rire. Par ailleurs, l'action comique du marquis est une démonstration de sa parfaite maîtrise de lui-même et de la situation. Dans ce cas le comique provoque l'admiration.
L'ironie socratique
Il y a plusieurs sortes d'ironie. Je me propose de partir de l'ironie socratique. Socrate avait la prétention de ne rien savoir. Il ne faisait que poser des questions. Il feignait l'ignorance, posait des questions de bon sens et faisait ainsi ressortir toutes sortes de choses problématiques dans la pensée de ceux avec qui il dialoguait. Ainsi leur faisait-il découvrir des contradictions entre ce à quoi on parvient au terme d'un raisonnement rigoureux et leurs a priori. Ici la contradiction comique se trouve du reste à deux niveaux. Il y a contradiction entre le « tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien » et les merveilles que le questionnement de Socrate fait surgir. Il y a aussi contradiction entre ce qui surgit de ce questionnement et les idées reçues, les a priori, l'opinion générale...
L'ironie va ainsi mettre en valeur une catégorie très importante : le particulier, l'individuel. Là où l'opinion veut de manière générale que... l'ironie vient remettre en question la valeur de cette opinion générale. Elle exige alors une prise de position personnelle de ceux contre qui elle s'exerce. Vont-ils continuer à endosser l'opinion commune ou vont-ils s'en démarquer ? Dans un cas comme dans l'autre, leur engagement personnel est requis. L'ironiste exige que l'autre devienne responsable et cesse de se cacher derrière toutes sortes de paravents consensuels. L'ironie peut alors varier en fonction des situations et des interlocuteurs. Il se peut que l'objet de l'ironie ne soit pas une opinion commune, mais telle idée qu'une personne se fait sans avoir été jusqu'au bout de sa réflexion. Ce peut être une idéologie, mais aussi une pratique qu'une minorité impose à une majorité, voire l'inverse...
Contrairement à ce que l'on pense, l'ironie n'est donc pas nécessairement moqueuse. Elle ne veut pas obligatoirement inférioriser celui ou celle qui en est la victime. Comme c'est le cas chez Socrate, elle peut vouloir faire découvrir la vérité à l'autre et désirer que son interlocuteur devienne un Je plutôt qu'un On. L'ironie ne va donc pas nécessairement entrer en contradiction avec l'amour du prochain, le respect de sa valeur, bien au contraire.
L'arme anti-totalitaire par excellence
En s'engageant comme sujet responsable pour faire de son interlocuteur un autre sujet responsable, l'ironiste va s'en prendre à tous les systèmes et à tous les totalitarismes. Tout système de pensée recherche d'une certaine manière à saisir la totalité du réel. Très souvent un système cherche de plus à s'immuniser contre toute critique. L'ironie sera dès lors l'arme par excellence pour faire vaciller les certitudes de qui se réfugie dans une telle forteresse totalisante. De même les politiques totalitaires n'ont de cesse de faire taire tous leurs critiques. Mais, comme Navalny l'a bien montré après de nombreux autres, reste toujours l'arme de l'ironie. Certes c'est une arme dangereuse. On peut y laisser sa peau. Mais on mourra alors en être responsable, digne d'être respecté comme une vraie personne. L'ironiste s'affirme comme cette personne, ce JE que le totalitarisme nie par définition. Et il fait ici aussi d'une pierre deux coups. Il incite les défenseurs du système à eux aussi se reconnaître comme des êtres responsables de leurs actes. Ils ne sauraient se réfugier derrière leur fonction, des décisions prétendument majoritaires, la volonté du parti qui sait mieux que le peuple ce qui est bon pour celui-ci, etc. Ainsi l'ironie est parfaitement compatible avec la violence non-violente recommandée au chrétien (tendre l'autre joue). Il s'agit d'une violence qui fait mal sans tuer. Elle fait mal pour désarçonner l'autre, tenter de le convertir, de faire advenir l'autre au statut de personne. Voilà un argument supplémentaire pour montrer que christianisme et ironie ne sont pas incompatibles. Tout dépend de l'usage que l'on fait de l'ironie, comme de toutes choses. Vous faut-il un dernier argument pour vous convaincre de cette compatibilité ? Regardez au maître : Jésus a été, d'après le témoignage des évangiles, un redoutable ironiste.
Jésus ironiste
Si vous ouvrez l'évangile attribué à Marc au deuxième chapitre, vous tombez sur quatre controverses de Jésus avec des scribes. Trois d'entre elles utilisent l'ironie. Dans l'histoire du paralytique de Capharnaüm (2.1-12) transporté par quatre hommes et descendu à travers le toit « découvert », Jésus se fait accuser de blasphème, car il pardonne ses péchés au paralytique. Jésus répond à ses critiques par une question : « Qu'est-ce qui est plus facile de dire au paralytique : " Tes péchés sont pardonnés " ou de lui dire " Lève-toi prend ton grabat et marche " ? » Et d'ajouter en répondant à la place de ses interlocuteur en liant les deux éléments de sa question : « Afin que vous sachiez que le Fils de l'homme a autorité pour pardonner les péchés sur la terre, il dit au paralytique : "Je te le dis : lève-toi, prends ton grabat et retourne chez toi" ».
Dans le récit où des pharisiens viennent lui demander pourquoi ses disciples ne jeûnent pas, Jésus leur répond d'abord par une question : « Les amis du marié peuvent-ils jeûner pendant que le marié est avec eux ? » (2,19). Et dans l'histoire des épis arrachés par les disciples un jour de sabbat, Jésus répond à ceux qui l'accusent de ne pas les reprendre en main par une autre question à ces scribes qui se vantaient de connaître parfaitement les Ecritures: « N'avez-vous jamais lu ce que fit David lorsqu'il fut dans le besoin et qu'il eut faim, lui et ceux qui étaient avec lui ? » (2.25).
O trouve de nombreux autres exemples où Jésus manie l'ironie. Qu'on me permette encore deux exemples toujours chez Marc, mais à la fin de son évangile, cette fois. Dans la question de l'impôt dû à César, Jésus répond énigmatiquement et ironiquement à ceux qui « le mettent ainsi à l'épreuve » « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », ce qui provoqua leur « étonnement » ajoute l'évangéliste (12.17). Un autre à être « étonné » par l'attitude ironique de Jésus, c'est Pilate alors que Jésus refuse de répondre à sa question de savoir pourquoi il ne répond pas à ses questions. Il y a de quoi être étonné quand un homme dont on demande la tête refuse de se défendre face à celui qui a tout pouvoir sur sa vie. Que Jésus ne réponde pas parce qu'il sait que cela ne sert à rien, parce qu'il pressent que les autorités juives auront tôt ou tard sa peau, parce qu'il pense que ce n'est pas Pilate, mais Dieu qui a tout pouvoir sur sa vie..., son silence reste ironique face aux efforts inutiles que fait Pilate pour comprendre la situation, pour vérifier l'accusation des « grands prêtres », pour le juger.