Apprendre de Don Quichotte

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[pas de légende]

Apprendre de Don Quichotte

Par Jean-Denis Kraege
7 avril 2024

Don Quichotte a lu des quantités invraisemblables de romans de chevalerie. Il décide soudainement de ne plus simplement admirer les chevaliers de ces histoires, mais de les imiter. Le chrétien aussi est invité à décider de ne pas seulement admirer Jésus comme le font beaucoup de ses semblables, mais de l'imiter. Autrement dit il est appelé à se mettre à sa suite (ex. : Marc 8.34s.). Il y a ainsi quelque chose de très semblable entre le Quichotte et le chrétien, même si leurs modèles ne sont pas les mêmes. Encore qu'il existe certaines analogie entre le modèle du Quichotte et celui du disciple...

Le chevalier errant et le chevalier de la foi

Il y a dans la figure du Quichotte quelque chose du chevalier de la foi. Le chevalier de la foi chez S.Kierkegaard (Crainte et Tremblement) s'oppose au chevalier de la résignation infinie. Pour l'expliciter, imaginons, dit le père de l'existentialisme, un jeune homme très pauvre qui tombe amoureux d'une princesse. Cet amour ne peut être partagé. Le jeune homme pauvre ne peut que se résigner. Mais il peut aussi adopter le masque du chevalier de la foi. «  (Le chevalier de la foi) agit exactement comme l’autre (le chevalier de la résignation infinie) ; il renonce infiniment à l’amour, substance de sa vie, il est apaisé dans la douleur ; alors arrive le prodige ; il fait encore un mouvement plus surprenant que tout le reste ; il dit en effet : " Je crois néanmoins que j’aurai celle que j’aime, en vertu de l’absurde, en vertu de ma foi que tout est possible à Dieu ". » C'est là exactement ce que fait Don Quichotte. Il sait – et cela appert régulièrement dans les deux parties du roman, mais surtout dans la seconde – que toute son entreprise est impossible, mais, en dépit de tout, il poursuit son aventure en tant que chevalier de la foi. Il a confiance, en vertu de l'absurde, que Dieu est de son côté et jamais ne se résigne, alors que tout l'y incite.

Des hallucinations parfois porteuses de fruits

Don Quichotte ne cesse d'halluciner. C'est en particulier le cas dans l'épisode le plus fameux de son histoire. Il y prend des moulins à vent pour des géants malfaisants. A ses yeux la réalité est fiction alors que sa fiction est pour lui réalité. Notre halluciné en arrive toutefois plus souvent qu'on ne le penserait à des résultats positifs. Au nom de ses valeurs chevaleresque, il libère un groupe de criminels voués aux galères par l'Inquisition. À un autre moment il résout un conflit, ce qui lui vaut la reconnaissance de deux jeunes mariés. Mais même quand il ne réussit pas, sa lecture hallucinée de la réalité recherche le mieux-être des autres. Pendant tout une partie du roman il se met en tête de libérer Dulcinée de l'envoûtement dont il pense qu'elle est l'objet. Une autre fois, il prend des prostituée pour des « dames », les valorisant de manière peu conventionnelle, mais leur reconnaissant une dignité d'être humain qui pourrait leur donne à penser. En se prenant pour un redresseur de torts, le Quichotte fait œuvre de justice et de libération. Régulièrement il prétend défendre la cause de Dieu. N'en va-t-il pas de même du chrétien ? Le chrétien n'a-t-il pas aussi pour tâche de défendre la cause de Dieu, donc de résister au mal ? Ne doit-il pas redresser les torts ? Plutôt que de se résigner à la réalité du mal, ne doit-il pas, en un sens, halluciner et voir dans tel grand criminel un être infiniment aimé de Dieu ? Le chrétien ne doit-il pas encore être têtu comme le Quichotte ? Ne doit-il pas s'en tenir à ses opinions fortes (même s'il doit aussi savoir se laisser remettre en question) ? Ne doit-il pas manifester un immense courage ? ne jamais se laisser abattre par ses échecs ? prendre la réalité à bras le corps pour la transformer ?

Une figure ironique

Friedrich Dürrenmatt a imaginé un Don Quichotte qui « partirait également à l'assaut d'un moulin ou d'un troupeau de moutons, mais en sachant que ce moulin est un moulin et non un géant, et ce troupeau de moutons un troupeau et non une armée de chevaliers ». Cette lecture n'a rien d'invraisemblable. Le Quichotte fait « comme si » il attaquait des géants, mais, en faisant ainsi le fou, se rend libre à l'égard des conventions, des exigences et autres morales mondaines. Il est un bouffon à la Shakespeare. Comme un bouffon, il sait parfaitement au fond de lui-même qu'il joue un jeu. Les lecteurs du roman le savent ou en tout cas le soupçonnent aussi. Cela lui permet de dire ses quatre vérités au monde. Mais sa folie, par le fait même d'être scandaleuse, oblige à la réflexion. Don Quichotte incarne ainsi une figure d'une ironie décapante, remettant en question nombre d'a priori. Or n'est-ce pas la tâche du chrétien aussi de jouer au fou et d'éreinter le faux sérieux de ceux qui tentent de vivre sans Dieu ou avec leur petit dieu ? N'a-t-il pas à révéler son mensonge au monde ? Dans la folie de la foi, n'y a-t-il pas une dénonciation de la folie du monde ?

Une figure humoristique

Le même Dürrenmatt fait parfois de Don Quichotte non un ironiste, mais un humoriste : un caractère qui ne cesse de se moquer non plus du monde, mais de lui-même. Cette autodérision découle du fait qu'il sait que l'objet de son combat dépasse infiniment ses propres capacités. Et c'est justement cette conscience de ses faiblesses qui le fait reprendre le combat après chacune de ses défaites. Car dans la conscience de ces faiblesses, il y a aussi la conscience de sa dépendance d'un autre dans tout ce qu'il réalise. Et quand il perd la face, il n'en tient pas rigueur à ceux qui l'ont vaincu. C'est comme si cela faisait naturellement partie du jeu. Il se relance avec la même détermination dans un autre combat, comme s'il était dépourvu de tout amour propre. N'en va-t-il pas de même du chrétien ? Ne doit-il pas lui aussi être un champion de l'auto-dérision, seule manière de se prendre authentiquement au sérieux ? Ne sait-il pas aussi toute sa faiblesse et combien il est redevable à Dieu seul de lui accorder la force qu'il ne possède jamais, mais qu'il reçoit toujours, pour le moins quand Dieu veut bien la lui donner ? Ne doit-il pas lui aussi être conscient qu'il ne peut en principe que perdre face au monde et être surpris quand, miraculeusement, un de ses combats est plein de succès ?

Don Quichotte, le croyant et Jésus

Ces quelques réflexions autour du personnage de Don Quichotte nous donnent à penser qu'il pourrait bien y avoir en lui une esquisse de la condition croyante. Certes il ne s'agit pas en tant que disciple du Christ d'imiter Don Quichotte, pas plus qu'il ne s'agit d'imiter les chevaliers du moyen âge. Il s'agit d'imiter Jésus. Reste qu'en relisant Cervantès on est renvoyé par l'ironie et l'humour à la compréhension qu'un chrétien est invité à avoir de lui-même quand il imite son maître qui lui aussi a fait preuve d'ironie à l'égard des folies de son monde et d'humour à l'égard de toutes les prétentions qui le tentaient (Matthieu 4 et Luc 4)