Entre le dire et le faire
Dans sa 11e et dernière thèse sur la philosophie de Feuerbach, Marx écrit : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c'est de le transformer ». Souvent on accuse aussi le christianisme actuel de n'offrir qu'une interprétation de la réalité, mais d'être incapable de la transformer. On s'efforce alors dans les Eglises de contrebalancer, voire de remplacer le dire par le faire. On remet souvent en question l'insistance sur la proclamation d'une parole pour se lancer dans de multiples actions. Ainsi, passant devant une église, je vois qu'on y annonce le culte deux dimanches par mois et le marché solidaire tous les vendredis...
Interpréter et/ou transformer
Même si Karl Marx a écrit de gros livres pour interpréter la réalité économique et sociale, le marxisme a souvent fait sa maxime de l'idée que, jusqu'à Marx, la pensée avait tenté de modeler la réalité, mais qu'avec cette pensée(!) nouvelle, on reconnaissait que la pensée était modelée par la réalité et en particulier par la réalité économique. Certes, la philosophie dite idéaliste avait bien trop imaginé que, en interprétant le monde, on le transformait ou pour le moins on se donnait les moyens de l'améliorer. Elle n'avait pas du tout tenu compte du fait que, en tant que philosophie, elle était aussi le produit de rapports de forces économiques, sociales, politiques. Elle reflétait par exemple toujours les intérêts d'une certaine classe sociale... Comme je viens de le rappeler, Marx a cependant écrit de nombreux livres et les marxistes estiment que sa pensée à renversé la vision que l'on avait du monde... Il n'est donc pas du tout facile de se libérer de l'interprétation. Il faut reconnaître qu'elle est indispensable à toute transformation d'un état de fait. La pensée est autant modelée par la situation socio-économique qu'elle la modèle. A parler de dialectique, le marxisme doit reconnaître – et il l'a fait par exemple avec l'Ecole de Francfort – que les relations entre interprétation et action sont aussi dialectiques que celles qui lient pensée et réalité.
En Eglise : soit la pensée, soit la réalité
En Eglise, on ne fait guère le pas de la reconnaissance de l'interaction entre parole et action. On a très souvent l'impression que c'est soit l'une, soit l'autre. Paul ayant affirmé que la foi provient de ce qu'on entend, c'est-à-dire de l'écoute de la parole du Christ (Romains 10.17), les Eglises se sont parfois contentées de parler. Elles ont développé une doctrine, parfois très astucieuse. Elles ont supposé que la foi en découlerait automatiquement. Or ce ne fut pas le cas. La foi n'est, en effet, pas adhésion à une doctrine, mais une manière de se comprendre soi-même au plus intime de ce que l'on est. Dès lors, comme cet intellectualisme ecclésial n'avait pas ou plus d'effets, les Eglises ont lancé le balancier dans le sens inverse. Seul l'agir sur le « concret » pouvait sauver le christianisme. Seul, surtout, il pouvait transformer le monde. Ainsi les Eglises ont-elles transformé leurs missions en œuvres caritatives au prétexte qu'il ne faut pas seulement prêcher, mais aussi agir. De fil en aiguille, parce qu'il est plus simple d'agir que de prêcher, ces missions se sont cantonnées dans la seule action. Très probablement que ceux qui agissent au nom des Eglises disent de temps à autre qu'ils le font au nom de l'évangile ou du Christ. Mais est-ce suffisant ?
Ambigüité de l'action
Le problème de l'action au nom de... réside dans son ambiguïté. Qu'est-ce qui, en effet, différencie un humaniste d'un chrétien quand il s'agit de lutter pour les droits de l'homme, pour une plus grande justice, pour la transition écologique et sociale, comme on aime à dire aujourd'hui ? Rien. Et c'est normal, parce que, une fois qu'on a fait découler toutes ces actions de ses convictions évangéliques, ces actions perdent la marque de leurs raisons d'être. Ces dernières sont, en effet, de l'ordre de l'intériorité. Leur justification n'est pas visible dans le practico-inerte. Mais ce n'est pas ainsi que se transmettent les convictions évangéliques qui présidaient à ces actions. La praxis ne va donc pas sans une parole qui en justifie le fondement, qui l'interprète. Et cette interprétation permettra à cette praxis de se perpétuer de génération en génération. Cela est valable pour toute justification d'une praxis. A fortiori l'est-ce pour le christianisme.
Au commencement était la parole
Un chrétien fera bien de se souvenir qu'il ne peut minimiser l'importance de la parole. Il ne saurait l'humilier, comme aimait à dire Jacques Ellul. Au départ du christianisme, il y a, en effet, une parole faite chair, faite homme (Jean 1.14). Le dieu que l'on confesse comme créateur crée par sa parole (Genèse 1.3ss.). La parole, en contexte judéo-chrétien, est force créatrice. Elle est agissante, performative. Le christianisme actuel a par trop oublié cette grande vérité. Il ne fait plus guère confiance à la parole. Les paroles sont du vent alors que le résultat de nos actions subsiste, paraît-il, durablement. Et pourtant tout a commencé en christianisme par une parole qui suscite des personnes en tant que personnes. Jésus a fait confiance à une parole qu'il s'est chargé de transmettre. Et ici il s'agit de faire la différence entre une parole que l'on a à transmettre – la parole de Dieu – et nos doctrines humaines qui sont là pour en expliciter le sens dans des contextes particuliers.
La foi comme compréhension de soi
La foi créée par une parole vive n'est plus alors à saisir comme l'emmagasinement de points de doctrine de sorte que, lorsqu'on a mis dans le sac de la foi tous les dogmes qui doivent y figurer, on pourrait se dire croyant. La foi est une certaine manière de comprendre sa vie suscitée par une parole particulière que l'on qualifie traditionnellement de parole de Dieu ou d'évangile. La doctrine n'est utile que pour mieux comprendre cette compréhension de soi, pour en saisir les tenants et les aboutissants. On peut parfaitement connaître sur le bout des doigts tous les dogmes chrétiens avec toutes leurs subtilités sans être croyant et donc sans que cela change un iota à sa manière de vivre. La foi provient non de la proclamation d'une doctrine, mais de la parole de Dieu. Les Eglises ont intérêt à ne pas l'oublier sous peine de saper le fondement de leur foi.
Ecouter et mettre en pratique
Le croyant qui s'est vu interpeler, pour devenir croyant, par cette parole qui lui affirme, par exemple, qu'il possède une valeur infinie indépendamment de tous ses manques et de toutes les bêtises qu'il a pu faire, s'entend cependant aussi dire que l'écoute de la parole ne va pas sans mise en pratique. L'évangéliste Matthieu termine le célèbre Sermon sur la montagne de Jésus – un « sermon ! » – par la parabole des deux maisons qui n'est pas seulement valable dans les prédications de mariage. « Quiconque entend de moi ces paroles et les met en pratique sera comme un homme avisé qui construit sa maison sur le roc. La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et se sont précipités sur cette maison : elle n'est pas tombée, car elle était fondée sur le roc. Mais quiconque entend de moi ces paroles et ne les met pas en pratique... » (7.24-27).