Enchaînés au passé ?
Le christianisme nous promet un avenir ouvert plutôt que bouché. Ce faisant, ne donne-t-il pas un coup d'épée dans l'eau ? On a, en effet, souvent l'impression que s'ouvrent tout naturellement devant nous nombre de possibilités. Notre avenir ne nous semble pas du tout ou guère bouché. Certes nous sommes parfois un peu dépressifs quand nous imaginons demain. Il y a effectivement des possibilités que la guerre nous menace quand on voit ce qui se passe finalement pas très loin de chez nous, en Ukraine et au Moyen-Orient. Certes, si Trump redevient président des Etats-Unis, l'avenir du monde risque de ne pas être très rose. Certes il y a le réchauffement climatique, mais ses effets ne sont pas encore trop sérieux. Certes il y a toujours une crise financière possible, mais on a survécu à celle de 2008, pourquoi pas à une autre ? Il y une possible pandémie, la peste brune qui menace à nouveau... Mais, dans l'ensemble, nous avons l'impression que des possibles s'ouvrent constamment devant nous.
Ne pas oublier le passé
N'est-ce toutefois pas là une illusion ? Il se trouve, en effet, que nous sommes nombreux à vivre avec le poids de notre passé. Ce poids ferme notre horizon. Je sais que nous faisons beaucoup d'efforts pour nous en libérer. Nous essayons de faire comme s'il ne pesait pas sur notre présent et donc ne déterminait pas nos lendemains. Nous ne pouvons nous empêcher de nous dire : si, il y a x années, j'avais fait tel choix plutôt que ce que j'ai choisi, je ne serais pas là où j'en suis aujourd'hui. Si j'avais choisi un autre travail, si j'avais épousé un autre homme, si j'avais davantage pensé à moi et un peu moins aux autres (ou l'inverse), si je n'avais pas bu ce verre de plus, si j'avais économisé, si j'avais osé émigrer, si... Mon rapport au passé est si souvent fait de regrets. Il arrive que, en certains instants de lucidité, ces regrets nous pèsent.
Culpabilité
Parfois ces regrets se changent en culpabilité. Alors je me sens coupable d'avoir fait tel choix. Les « si j'avais » se transforment en « j'aurais dû ». J'aurais dû moins négliger ma femme au profit de mon travail et ma vie serait aujourd'hui bien meilleure. Je n'aurais pas dû dire la vérité ou je n'aurais pas dû mentir. J'aurais dû davantage penser à mes parents et ils ne seraient pas morts si miséreux... Parfois ma culpabilité est moins personnelle. J'appartiens à un peuple qui a exterminé 6 millions de juifs ; je suis né dans un système économique qui a exploité tellement d'humains et de ressources naturelles et qui continue allègrement à le faire ; je suis né pauvre dans un pays pauvre où mes ancêtres n'ont pas su se battre, étaient trop paresseux, avaient des âmes de poètes et j'en subis les conséquences, j'en porte un peu la responsabilité...
Nostalgie
Mon passé, ce ne sont pas seulement des occasions manquées et des regrets. Ce ne sont pas seulement des réalités dont je me sens responsables ou en tous les cas dont je porte le poids. Ce sont aussi des réalités maintenant disparues. J'en suis nostalgique. Cette chaude camaraderie du temps de mes études s'est évanouie depuis que nous nous sommes tous dispersés. Je ne la retrouve plus nulle part malgré tous mes efforts pour la recréer ailleurs. Je suis de plus en plus seul. La vie simple de mon enfance a disparu au prix d'une vie qui ne cesse de s'accélérer, où je ne résonne plus avec mon environnement, où je ne sais plus où je cours. A l'époque on avait des conversations intéressantes en prenant le train. A l'époque on était nettement moins égocentré qu'aujourd'hui. A l'époque on avait des valeurs communes...
Un passé qui oblitère mon avenir
Notre avenir est fermé par ces nostalgies, regrets et culpabilités. Le bon vieux temps – s'il a jamais existé – a définitivement disparu. De quoi mon avenir sera-t-il fait si on continue inexorablement sur la pente calamiteuse que l'on a prise ? Je regrette les choix que j'ai faits. Est-ce que demain je ne vais pas regretter les choix que je suis en train de faire maintenant ? Et me voilà paralysé à ne pas savoir que choisir pour que demain soit meilleur qu'aujourd'hui. J'ai payé pour le verre de trop que j'ai bu et pour les deux personnes que j'ai tuées, mais cela me reste malgré tout sur la conscience, je suis un paria dans mon village, je ne peux plus avoir confiance en moi. Une multitude de choses, petites ou grandes, m'empêchent de sentir que mon avenir est vraiment ouvert. Qui me délivrera de tous ces poids, regrets et nostalgies ?
D'où la délivrance me viendra-t-elle ?
Comme évoqué plus haut, je tente d'oublier mon passé. Cela m'est possible à propos de nombres de fragments de mon passé ou du passéde celui du mon monde dans lequel je suis inséré. Du reste si je ne pouvais pas oublier, je ne pourrais plus vivre, imaginer, décider, penser. Mais il y a des éléments de mon passé que je ne puis oblitérer. Il y a également des réalités du passé de mon peuple, de ma civilisation, de l'humanité dont je ne puis faire comme s'ils n'avaient jamais existé. Il y a des réalités devenues subconscientes qui ressurgissent à ma conscience. L'oubli n'est pas de mon ressort. Je ne puis décider d'oublier. Ce que je décide d'oublier, je suis plus que jamais conscient qu'il a existé au moment-même où je cherche à l'oublier.
Divertissement
Pascal nous a montré qu'on essaye alors fréquemment de se divertir pour tenter d'oublier. Il prend l'exemple de l'homme dont l'épouse est décédée qui se met à chasser pour ne plus penser à son deuil. Et pourtant, ajouterai-je, une fois la partie de chasse terminée, l'absence de l'être aimé est bien là. Alors on se lance dans de bien plus grandes entreprises pour tenter de se divertir de ce qui nous pèse et du fait qu'on n'arrive pas à se divertir de son passé aussi facilement qu'on le pensait. Notre avenir n'en sera pas davantage dégagé. Il faudra, en effet, toujours fuir dans de nouveaux divertissements pour oublier le passé. Par ailleurs, s'il me « faut » fuir en avant, mon avenir n'est pas libre. Il est déterminé par le besoin de fuir mon passé.
Peu à peu je découvre que je ne puis me délivrer du poids de mon passé, de mes regrets et nostalgies. Je ne puis faire en sorte que mon avenir soit ouvert.
Le pardon
Le christianisme affirme que ma vie possède une valeur infinie. Cette valeur lui est offerte gratuitement, c'est-à-dire en dépit de tout mon passé, en dépit de tout ce que j'ai perdu, en dépit de tout ce qui me pèse, en dépit de tout ce que j'aurais voulu réaliser et que je n'ai pas fait... Cela s'appelle traditionnellement le pardon des péchés. Mais la parole de Dieu englobe davantage que les seules fautes et la seule culpabilité. L'assurance que ma vie vaut la peine d'être vécue en dépit de... me libère également de mes regrets et autres nostalgies.
Libéré de mes regrets et nostalgies
J'ai choisi le mauvais métier ? Tant pis, me dit Dieu. Ta vie possède néanmoins une valeur absolue et tu peux m'être utile avec la formation qui est la tienne. Ou bien ta vie possède en dépit de ce choix que tu regrettes une valeur si grande que tu peux trouver dans cette valeur le courage de faire une nouvelle formation malgré les efforts à fournir.
Je regrette le bon vieux temps où notre société avait encore des valeurs partagées par presque tous ? Peu importent ces regrets, peu importe ce qu'était alors la société et ce qu'elle est devenue. Ta vie présente possède une valeur si grande que sa valeur ne dépend pas de la société et des valeurs qu'on y partage ou n'y partage pas. Et si une analyse rationnelle de ta situation te fait dire qu'il est vraiment important que l'on partage telle ou telle valeur en société, alors retrousse tes manches, trouve des moyens de convaincre tes contemporains que cette valeur vaut la peine d'être partagée par tous. Ne baisse pas les bras, même si la situation te paraît désespérée. Ton avenir est ouvert parce que ta vie possède une valeur infinie indépendamment de tout ce qui te semble être des fermetures.
Libéré de ma culpabilité
Je me sens coupable d'avoir bu un verre de trop, d'appartenir à une société qui..., à un système économique que... ? Dieu te dit que ta vie a un sens malgré ces fautes, malgré ces erreurs, malgré ces poids. Tout cela t'est pardonné, est même plus : tout cela est oublié par un être au moins : Dieu. Peu importe si la société ou d'autres peuples veulent te faire payer pour tes fautes ou celles de tes pères. Ton avenir n'est pas bouché à cause de ces fautes. En te les pardonnant, Dieu te donne la force de compenser autant que faire se peut les dégâts que tu as commis ou dont tes ancêtres sont responsables.
Grâce à Dieu, jamais l'avenir de qui que ce soit ne sera bouché.