Deviens ce que tu es

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[pas de légende]

Deviens ce que tu es

Par Jean-Denis Kraege
19 février 2024

Il y a là un mot d'ordre à la mode. Le développement personnel, en particulier, s'en est emparé. Il est déjà présent chez Pindare (Ve siècle avant Jésus-Christ), Spinoza ou Nietzsche. Cette injonction laisse cependant mal à l'aise. On y perçoit une contradiction. Comment, en effet, concilier devenir et être ? Devenir contient l'idée d'un perpétuel mouvement. Être au contraire fait penser à la stabilité, voire à l'immuabilité. Je deviens ce que je ne suis pas encore alors que je suis durablement quelque chose. Comment concilier ces deux verbes contradictoires ? Si l'on doit devenir ce que l'on est, c'est qu'on ne l'est pas encore. Et si jamais on a l'impression d'être devenu ce que l'on est n'aura-t-on pas l'idée que ce que l'on est en vérité pourrait bien être encore autre que ce que l'on est devenu ? A-t-on jamais fini de devenir ce que l'on est ? Notre être propre n'est-il pas d'être en permanent devenir ?

Alors que faisons-nous ? Nous accentuons soit le devenir, soit l'être, faute de pouvoir les maintenir les deux. Nous sommes soit progressistes, soit conservateurs.

Un être en constant devenir ?

Imaginons que nous mettions l'accent sur le devenir. Avec Nietzsche nous concevons alors la vie comme un constant dépassement de soi. C'est que nous ne pouvons pas nous résigner à ne jamais pouvoir être ce que nous aimerions être ou à ne pas pouvoir être ce que nous savons devoir être. Nous n'acceptons pas non plus d'être d'éternels désespérés, parce qu'incapables de coller à nous-mêmes. Alors, comme le danseur de corde cher à Zarathoustra, il nous faut constamment prendre des risques. Car nous risquons toujours de nous écraser au sol. Cela vaut cependant mieux que de ne pas avoir essayé de nous libérer de nos embourbements. Il y a effectivement un risque à toujours devoir dépasser le dernier dépassement de ce que l'on est devenu. On risque fort de ne jamais arriver à devenir quoi que ce soit. Toujours il faut devenir encore autre que ce que nous sommes devenus. Eperdue et perpétuelle fuite en avant. Je fuis donc je suis.

Un être en quête de stabilité ?

Alors ce que nous avons à devenir serait-ce effectivement un être en perpétuel devenir ? Pourtant quelque chose résiste en nous à cette définition de ce que nous sommes. Nous aspirons, en effet, à trouver la stabilité. Nous avons envie d'accentuer le verbe « être » et de laisser tomber le « devenir » dans l'expression « devenir ce que l'on est ». Acceptons d'être ce que nous sommes. Résignons-nous. Ne cherchons pas à tout bouleverser même si ce que nous sommes n'est pas parfait. Tentons au plus quelques modifications de surface. Cependant, si nous optons ainsi pour une attitude conservatrice, nous buttons ici aussi contre une énorme difficulté. Ce que nous sommes, c'est un être qui n'est pas pleinement ce qu'il est et qui toujours a le sentiment qu'il devrait le devenir. Nous découvrons ainsi que nous sommes une synthèse de changement et de quête de stabilité. Nous n'y pouvons rien. Nous sommes pris entre notre désir (d'être stable) et ce qui nous détermine (le temps qui passe). La stabilité consisterait à suspendre notre insertion dans le temps. Or nous en sommes incapables. Si nous tentons néanmoins de le faire, nous sclérosons une bonne part de ce que nous sommes. Nous nous réduisons à un certain nombre de traits de caractères, de principes, de postures, bref : à des aspects seulement de ce que nous devrions et pourrions être. Nous sommes alors face à deux possibilités. Soit nous nous engonçons encore un peu davantage dans notre être de plus en plus ratatiné, de moins en moins riche, complexe et authentique. Soit nous cherchons à devenir ce que nous n'avons pas encore réussi à être et nous nous lançons dans la quête sempiternelle de notre être vrai. Alors nous adoptons l'attitude « progressiste » décrite précédemment.

Devenir autre que ce que l'on est ?

Progressistes ou conservateurs nous sommes en échec dans cette quête de nous-mêmes. Nous pouvons toutefois tenter d'explorer une autre voie. Elle ne consiste plus à devenir ce que l'on est, mais à devenir autre que ce que l'on est. Ici aussi on fuit, mais plus au sens de ce que je décrivais ci-dessus. On ne fuis pas en avant en espérant alors pouvoir devenir ce que l'on estime être, on fuit ce que l'on pense être pour devenir radicalement autre que ce que l'on est. On désire devenir une femme alors que l'on est un homme ou l'inverse. On désire devenir une sainte alors qu'on est pécheresse, etc... Malgré tous nos efforts, on n'y arrive pas ou pas pleinement. C'est que nous sommes rivés à des déterminations que nous pouvons peut-être changer dans une certaine mesure, mais pas totalement.

Echec sur toute la ligne

Nous ne pouvons ainsi mettre en pratique ni la maxime « deviens ce que tu es », ni la maxime « deviens autre que ce que tu es ». C'en est désespérant. Que faire ? Arrêter de penser à de telles questions ? S'en divertir ? Impossible : il y a en nous une soif de vivre plus pleinement que ce que nous vivons présentement. Afin de surmonter le désespoir qui résulte de ces deux maximes, il vaut peut-être la peine de s'intéresser à deux aspects de ces mots d'ordre que nous n'avons pas encore examinés. Il y a l'impératif de « deviens » et le contenu de « ce » que je suis.

Suis-je capable de mettre en œuvre un tel impératif ?

L'impératif dans « deviens ce que tu es » suppose que je sois capable de le devenir. Si je me donne ou si on me donne cet ordre, c'est que je m'estime ou qu'on m'estime capable de le mettre en pratique. Or nous venons de voir que nous sommes aussi incapables de devenir nous-mêmes que de devenir autres que ce que nous sommes ! Il nous faut alors peut-être nous reconnaître incapables d'obtempérer à ces ordres. Or, en le reconnaissant, on dit aussi quelque chose ce que que l'on est ! que l'on n'est pas tout-puissant. En le reconnaissant on admet que notre être propre est d'être faible, limité, relatif. Il nous faut trouver une aide extérieure à nous-mêmes pour éventuellement pouvoir devenir nous-mêmes, c'est-à-dire devenir l'être contingent que nous sommes. Car nous ne pouvons nous admettre limité. Ce serait, à nos yeux humains trop humain, céder à l'inacceptable résignation.

Qui définit ce que nous avons à être ou devenir ?

Ce constat de notre impuissance nous amène à l'examen de notre quatrième point : quel est le contenu de ce « ce » dans les expressions « devient CE que tu es » ou « deviens autre que CE que tu es » ? que sommes-nous et/ou qu'avons-nous à devenir ? Nous venons de découvrir que nous sommes intrinsèquement limités et dépendants d'aides externes. Or ce n'est absolument pas la définition que nous donnerions d'abord de ce que nous sommes, ni en tant qu'humains génériques, ni en tant qu'individus. Nous nous imaginons plutôt d'abord comme des êtres rationnels ou comme des êtres libres ou à l'inverse comme des êtres totalement déterminés qui devons accepter ces déterminations ou encore comme des êtres doués d'un certain nombre de vertus à développer... Pourtant, si nous ne pouvons devenir ni nous-mêmes ni autres que ce que nous sommes, n'est-ce pas devant l'instance susceptible de nous permettre d'être ce que nous sommes que nous devons laisser nous définir ? Toutes les définitions que nous donnons naturellement de notre être vrai ne peuvent être que des réalités inatteignables aussi longtemps que cela n'est pas ce que l'instance qui nous aidera à devenir nous-mêmes entend que nous devenions.

Quelle instance me permettra de devenir ce que je suis ?

Cette instance qui transcende l'individu que je suis, ce peut être la famille, le peuple, la foule, telle institution à laquelle j'accorde ma confiance, un maître à penser, etc.,etc... Si je me pense devoir devenir un être libre et que je compte sur – disons – le peuple pour m'aider à la devenir, je risque d'avoir quelques déconvenues, tant le peuple, qui certes me déclare peut-être libre, m'impose immédiatement toutes sortes de restrictions à ma liberté. En matière de transcendance susceptible de m'aider à devenir ce que je suis (ou autre que ce que je suis), je préfère personnellement la transcendance absolue de Dieu.

Qui suis-je devant Dieu ?

Certainement pas ce que j'ai naturellement envie de devenir ! Partons de la parole décisive dite en Jésus de Nazareth et reconnue comme parole de Dieu par les chrétiens. Cette parole m'affirme que je suis inconditionnellement aimé en dépit de ce que je suis dans ma relation à Dieu, à savoir un être qui croit pouvoir se passer de Dieu ou qui désire prendre sa place. Devant Dieu, je suis donc un pécheur pardonné. Pas seulement un être qui vit de l'amour gratuit de Dieu. Aussi un pécheur, sans quoi je n'aurais pas de raison d'accorder tant d'importance à cet amour qui me constitue comme personne. C'est là ce que je suis fondamentalement, parce que c'est ce que je suis « devant Dieu », dans ma relation à Dieu. Pourtant j'ai toujours tendance à l'oublier. Je me contente allègrement du pardon et oublie le pécheur que je suis aussi. Ou peut-être vais-je tant insister sur le pécheur que je suis que je vais me perdre dans mes efforts pour me faire pardonner, ayant oublié le pardon gracieux qui m'est offert. Il me faut donc bel et bien devenir et toujours redevenir ce que je suis : devenir et redevenir le pécheur pardonné que je suis. Ce que je suis n'est cependant plus ici quelque chose d'inaccessible en avant de moi. Pécheur pardonné je le suis depuis ma naissance ou en tout cas depuis ma naissance existentielle. Ce que je suis n'est pas non plus une définition qui me figerait dans un état sans espoir d'évolution. Sans cesse gracieusement délivré de mon passé de pécheur, mon avenir est ouvert, plein de possibles au service de celui qui me pardonne.