Là où il y a spiritualité et spiritualité
Le mot spiritualité est à la mode. Il est souvent utilisé pour parler de quelque chose qui fut longtemps l'apanage des Eglises et des religions. On estime cependant aujourd'hui que cette «chose» est d'autant plus authentique qu'elle n'est régulée par aucune institution. Bien souvent les spiritualités sont même dites « sans Dieu ». Les Eglises, se sentant en perte de vitesse à cause du succès de ces spiritualités, ont tenté d'user bien plus que précédemment de ce vocable ainsi que de l'adjectif « spirituel ». Elles tentent même de se calquer sur les pratiques de ces spiritualités.
Parmi ces spiritualités qu'on pourrait dire non-religieuses, on peut aujourd'hui distinguer au moins deux grands types. Il y a celles qui cherchent à instituer une résonance entre l'esprit humain et l'esprit du monde. A l'heure où l'on insiste avec raison sur l'importance de l'écologie, l'éco-spiritualité est un bon exemple de ce premier type de spiritualité. L'autre type se tourne vers soi sans chercher en général de communion particulière avec le monde. On y cherche à se reconnecter avec soi-même. Les méthodes en sont variées. Citons la méditation et diverses pratiques empruntées aux religions orientales.
Ces deux types de spiritualités ont en commun d'opposer l'esprit à la matière. Dans le premier type, on cherche une communion avec l'esprit du monde, sans en reprendre ce qu'il a de lourdeur, de problématique, de générateur de malheur. Emblématiquement certains adeptes de ce type de spiritualité embrassent les arbres non pour la matière de ces arbres, mais pour la vie, l'esprit qui les habite. Dans le second type, on attribue au matérialisme ambiant tous les malheurs que nous pouvons connaître. Tous les efforts visent alors à se libérer du monde matériel jugé globalement mauvais. On utilisera alors toutes sortes de méthodes, genre yoga, pour obtenir la maîtrise de son corps, de ce qu'il y a de matériel en nous.
A la différence de ces spiritualités, le christianisme ne considère pas la matière comme mauvaise. Il n'a pas besoin de spiritualiser le monde pour y trouver quelque chose de bon. Il considère le matériel comme partie intégrante de la bonne création de Dieu. Mais, me rétorquera-t-on, le christianisme oppose quand même l'esprit à la matière. Je ne dirais pas personnellement qu'il les oppose. Il les distingue, ce qui ne revient pas au même. Plus encore, il lui arrive de distinguer l'âme, le corps et l'esprit ! Certes le vocabulaire du Nouveau Testament est fluctuant en la matière. Et les traditions chrétiennes qui s'en sont emparées ont encore compliqué les choses.
Pour éclairer notre lanterne, je propose de mettre pour un temps l'esprit entre parenthèses et de partir de la distinction entre l'âme et le corps. Je reprendrai la manière fort éclairante qu'a Sören Kierkegaard, dans son livre, la Maladie à la Mort (aussi connu sous le titre de Traité du Désespoir), d'expliquer les choses. Il commence par constater que nous sommes une synthèse d'âme et de corps. D'abord insistons sur le terme « synthèse ». Cela signifie qu'on doit les distinguer et qu'on ne peut ni les confondre, ni complètement les séparer. Quand j'ai trop bu, mon « âme » ne fonctionne pas correctement. Cela nous amène à définir l'âme et le corps. Kierkegaard utilise d'autres couples pour expliciter ce qu'est cette synthèse d'âme et de corps. Nous sommes intériorité et extériorité, assène-t-il. Nous sommes aussi des êtres soumis au temps et aspirant à l'éternité. Nous sommes déterminés et désireux d'être libres. Quelle place, me demanderez-vous, a alors l'esprit dans cette synthèse d'âme et de corps ? L'âme et l'esprit, n'est-ce pas la même chose ? Pour certain, c'est le cas. Pas pour Kierkegaard. Et je crois qu'il offre à ce propos une réflexion particulièrement intéressante.
Le théologien et philosophe danois dit que l'esprit est un rapport qui se rapporte à lui-même. Cela demande bien entendu explicitation ! Le rapport dont il parle est donc le rapport âme-corps, intériorité-extériorité, etc... Or ce rapport peut être structuré de diverses manières. On peut accentuer le psychisme (l'âme) davantage que le physique (corps) ou l'inverse. On peut se résigner au fait d'être complètement déterminé (par nos gènes, notre situation économique, la famille, la culture dans lesquelles nous sommes nés...). On peut aussi penser que l'on est capable de vivre une liberté absolue indépendamment de toute détermination. On peut encore mettre le curseur entre ces deux extrêmes. Kierkegaard propose d'appeler « esprit » l'instance qui choisit telle structuration du rapport corps-âme au détriment de telle autre. Mais l'esprit appartient aussi à l'intériorité, me direz-vous. C'est en un sens vrai ; il ne se confond pourtant pas avec l'âme. Il surplombe la synthèse d'âme et de corps. Il est le Moi (synthèse d'âme et de corps) qui se rapporte à lui-même, qui est conscient de soi et qui, à partir de cette conscience de soi, choisit telle mise en relations des éléments qui le constituent. On prend assez facilement conscience de ce surplombement de l'âme et du corps par l'esprit quand on constate qu'il nous arrive de nous moquer de notre narcissisme, de désespérer de notre incapacité à faire correspondre ce que nous pensons et ce que nous disons, etc. Ailleurs Kierkegaard, que l'on appelle le père de l'existentialisme, dira que le spirituel est le niveau proprement existentiel. C'est, en effet, à l'esprit que se posent les grandes questions existentielles : quel est le sens de ma vie ? comment puis-je être libre ? comment puis-je être vrai avec moi-même, comment faire un avec ce que je suis ?... Ailleurs encore, Kierkegaard et d'autres à sa suite parleront de l'élaboration d'une compréhension de soi-même comme étant le propre de l'esprit.
Le christianisme est alors spirituel non au sens où il considèrerait le matériel - par exemple le corps - comme, pour partie au moins, mauvais ou comme un simple outil pour libérer son âme, mais où il est une manière particulière de se comprendre soi-même et donc de structurer le nœud de relations que je suis, y compris tout ce qui me relie au monde physique que je ne saurais négliger. Dans le cadre de cette compréhension de soi, le chrétien reconnaît son corps comme un don de Dieu. Même une écharde dans la chair peut être reçue comme tel (II Cor 12.7). Le chrétien reçoit également sa raison – un aspect de son âme – comme une grâce qu'il ne saurait mépriser, mais qu'il lui faut mettre au service de Dieu... Âme et corps, intériorité et extériorité, inscription dans le temps et participation à l'éternité sont autant de réalités positives auxquelles il convient de donner des poids équivalents dans la mesure où ils nous sont donnés par Dieu pour le servir.
A ce titre, le christianisme se doit de dénoncer comme mauvaises les compréhensions de soi des « spiritualités » qui cherchent une fusion du psychique et du physique au prix d'une « spiritualisation » d'une partie du physique tout en niant la réalité et l'importance de tout ce qui dans le physique leur semble un frein à être pleinement soi-même. Le christianisme devra également considérer comme mauvaises compréhensions de soi les « spiritualités » qui cherchent à séparer le psychique du physique pour se centrer sur le seul approfondissement de la vie intérieure, sans en voir toutes les incidences pour notre extériorité.