Comment redevenir maîtres de notre maîtrise?
Dans le mythe judéo-chrétien des origines, Dieu accorde à l'être humain la domination sur la nature (Genèse 1.28). L'humain a si bien entendu cette recommandation qu'il est devenu presque le dominateur de la terre entière. Il y a, en effet, encore quelques virus qui lui résistent, de même que les tremblements de terre et autres éruptions volcaniques, ouragans et sécheresses... En gros il pense sa domination totale. Il est cependant une chose que les humains ne maîtrisent absolument pas : c'est leur maîtrise du monde. Nous ne sommes pas maîtres de notre maîtrise selon la belle expression de Michel Serres. Et cela nous mène à la catastrophe.
Alors on se dit que le pouvoir que nous avons reçu ou acquis sur le monde doit être compensé par la reconnaissance d'un devoir. Notre liberté-maîtrise – en d'autres termes – ne va pas sans prise de responsabilités. Des esprits éclairés s'efforcent donc de nous rappeler nos devoirs. On nous fait la morale. Or cela n'a guère d'effets. On continue allègrement à chercher au nom du progrès une maîtrise encore plus complète de la terre et de nos vies. Pourtant, comme le même Michel Serres le faisait remarquer, « il ne dépend plus de nous que tout dépende de nous ». Notre incapacité d'être maîtres de notre maîtrise nous a menés à nous faire les esclaves de tout ce que nous avons mis en œuvre pour dominer le monde. Des exemples tirés de la technique et de l'économie nous le montrent chaque jour.
Nous sommes devenus esclaves en particulier de ce que Jacques Ellul appelle le système technicien. Un exemple nous en est donné par le téléphone portable. J'ai ainsi vu dans un bus un couple d'étrangers être amendé. Ils avaient embarqué en pleine campagne et étaient sensés prendre un billet sur le téléphone portable dont ils ne disposaient pas. Le conducteur du bus n'avait pu leur vendre un billet, car son rôle était de conduire... Pour traiter avec votre banque, vous êtes obligés, sous peine d'être pénalisés financièrement, d'avoir non seulement un ordinateur, mais aussi un téléphone portable qui vous permet une relation sécurisée. Sans téléphone récent vous ne pouvez lire les codes QR, etc... Ces objets étant devenus indispensables, nous avons toutes les peines du monde de ne pas en devenir les esclaves. Il est devenu rare que dans les transports en commun les autres usagers ne soient pas affairés à manipuler les leurs sans que semble-t-il il y ait urgence pour eux à communiquer...
Il en va de même en ce qui concerne notre rapport à l'économie. Le développement de l'initiative privée qui est l'un des piliers du capitalisme était au départ une bonne chose. Il a permis, par exemple, d'éviter les famines qui revenaient périodiquement avec leurs lots de morts et les angoisses qui marquaient aussi les temps entre deux famines. Mais une fois ce résultat obtenu, la foi au progrès qui est congénitale à cette initiative personnelle a subsisté. Tous sommes persuadés qu'il faut progresser dans tous les domaines. Personne n'ose s'opposer au slogan « Qui ne progresse pas recule ». Nous sommes en particulier sûrs qu'il faut que l'économie ne cesse de progresser à l'infini alors que nos ressources sont limitées. Le résultat en est la crise écologique que nous connaissons.
Ainsi nous sommes tous des apprentis sorciers. Nous ne sommes plus maîtres de ce que nous-mêmes ou les générations antérieures avons mis en marche. Que faire ? Désespérer de notre situation et ne rien faire parce que nous n'avons pas les moyens de nous battre contre les puissances que nous avons générées ? C'est ce qu'une grande majorité d'entre nous faisons. Mais est-ce acceptable? Ne devons-nous pas essayer de redevenir maîtres de notre maîtrise du monde ? N'en va-t-il pas de notre dignité humaine ? Est-il acceptable de nous reconnaître de purs esclaves ? Un besoin de liberté n'est-il pas écrit quelque part en nous ?
On peut alors tenter de trouver quelques autres personnes qui désespèrent elles aussi de la non-maîtrise de leur maîtrise et décider de vivre un peu à la manière des Amish. On peut postuler que le progrès était utile jusqu'à un certain moment du développement technique et décider de renoncer à utiliser les techniques développées par la suite. On peut décider de renoncer alors à beaucoup de choses et en particulier – ce qui serait fort dommage ! – à lire ce blog. En effet, on aura probablement choisi de se limiter à des techniques d'avant l'ordinateur et l'internet... On peut aussi décider de limiter au strict minimum ses relations bancaires, faire à chaque fois le déplacement de son agence avec la perte de temps qui y est liée, payer les surplus demandés à ceux qui s'adressent encore aux guichets et reçoivent des décomptes par courrier postal... On aura peut-être la fierté d'être les défenseurs d'un mode de vie dont on pense rester maîtres. On ne changera pourtant probablement rien au comportement de la grande masse de nos contemporains. Très vite nous-mêmes ou ceux avec qui on aura créé une communauté de vie baisserons les bras.
Nous voilà coincés entre notre désirs de rester responsables et tous les avantages qu'il y a à être des esclaves quand bien même nous savons que cet esclavage mène à la catastrophes pour l'humanité. N'y a-t-il donc aucun solution à notre situation ?
Je faisais plus haut allusion aux Amish. Ils ont, me semble-t-il, quelque chose à nous enseigner. S'ils arrivent – non sans difficultés, il est vrai – à ne pas se laisser emporter par la folle course au progrès, c'est pour des raisons spirituelles. Ils ont décidé d'obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes (Actes 5,29). Ou exprimé à la manière de Jésus à Gethsémani, ils terminent leurs prière par « Non ce que moi je veux, mais ce que, toi, tu veux » (Marc 14.36). Si l'on veut décroître ou être sobre, il faut bien reconnaître que nous n'en avons pas la force. Reconnaître que nous ne sommes pas maîtres de notre maîtrise ne peut que conduire à demander les ressources pour retrouver notre liberté ailleurs qu'en nous-mêmes ou que parmi les autres humains. Le pari de la proposition chrétienne, c'est que cette liberté-maîtrise n'est possible que si l'on renonce à toute prétention à la liberté, si l'on reconnaît Dieu seul libre et maître de notre destinée et si l'on se détache, ce faisant, de tout attachement aux choses de ce monde. Alors on reçoit une réelle liberté de choisir ce que nous pouvons encore maîtriser et de renoncer à ce qui risque de nous rendre dépendants de ce que nous aurons créé.
L'objection fusera bien entendu : le problème de la croissance est un problème politique général. Il faudrait que toute l'humanité soit chrétienne ou au moins que 50.1% le soit pour espérer un changement. C'est tout à fait juste. Cependant j'essayais de répondre à l'objection précédente selon laquelle il n'y avait décidément rien à faire pour éviter la catastrophe. Or il y a, aux yeux d'un chrétien, quelque chose à faire pour retrouver notre liberté ou la maîtrise de notre maîtrise. Il est bon de le savoir pour pouvoir le proposer à qui nous dit qu'il n'y a aucun espoir, qu'il n'y a rien à faire. Peut-être que l'effet boule de neige de cet argument au demeurant fort simple pourra, grâce à Dieu, changer la face de notre monde. Si tel n'est pas le cas, nous aurons au moins la bonne conscience d'avoir essayé.