Règne ou royaume de Dieu?
Les chrétiens parlent très fréquemment du royaume de Dieu alors que le mot grec traduit par « royaume » (basileia) peut aussi l'être par « règne ». Un royaume évoque d'abord une étendue, un espace. Le règne de Dieu insiste sur l'acte par lequel Dieu règne et donc sur la relation de personne à personne que cela représente. Le royaume peut renvoyer à une grandeur à venir. Le règne insiste plutôt sur le présent de l'acte divin. Dans un royaume, l'entier de la vie des sujets n'est pas nécessairement déterminé par les décisions royales. Quand Dieu règne sur une vie, on est au contraire soumis sans marge de manoeuvre à ses décisions, à sa volonté, peut-être à ses caprices. Le royaume de Dieu étant, comme on le sait, radicalement différent de tout royaume humain, on peut plus ou moins laisser libre cours à son imagination pour le façonner à notre convenance d'autant que les représentations qu'en donne la Bible sont très diverses, parfois contradictoires. Mais si Dieu règne sur notre vie, il est beaucoup plus difficile de biaiser. On se laisse ou on ne se laisse pas déterminer par Dieu. Se laisser en partie déterminer par lui revient à se considérer comme supérieur à lui pour déterminer en quoi on le laisse régner et en quoi on veut régner par soi-même. Autant dire qu'on ne laisse à Dieu le droit de régner que là où ça nous arrange ! C'est de fait nous qui régnons !
L'utilisation du mot royaume pour traduire basileia permet de développer toute une théologie des « signes du royaume ». Comme, selon un certain nombre de textes bibliques, le royaume n'adviendra en plénitude que dans l'avenir, on définit les chrétiens actuels comme des poseurs de signes de ce royaume qui vient. Pourtant le signe n'est pas l'objet qu'il désigne. Le poteau indicateur signifiant la direction à prendre pour aller à Rome, n'est pas la ville de Rome. On estime cependant, en ce qui concerne les signes du royaume qu'existe une certaine analogie, une correspondance, voire une résonance entre le signe et la réalité signifiée. Il y a dans les signes du royaume une certaine matérialité du royaume lequel devient un peu présent, même s'il ne l'est pas encore pleinement. Il y a toutefois quelque chose de tragique à s'entendre dire que nous sommes tout juste bons à poser des signes qui indiquent un peu ce que sera le royaume, sans pouvoir connaître la plénitude du règne de Dieu. Les humains ont besoin d'expérience immédiates, surtout aujourd'hui. On ne les fait plus saliver et baver avec des promesses d'une réalisation de soi dans le seul au-delà ou pour les seules générations futures. « Les belles promesses rendent les fous joyeux » s'entend-on répondre quand on parle de signes du royaume.
Dans le même ordre d'idées, j'ai pris récemment conscience que l'Eglise romaine se concevait ou était conçue comme première manifestation du royaume de Dieu. Certes on reste humble. On n'affirmera pas qu'elle est le royaume dans sa plénitude, mais le royaume en germe. La différence ici, c'est qu'elle n'est pas seulement chargée de poser des signes du royaume ; elle est déjà la réalisation partielle de ce royaume. Il en découle que les membres de cette institution, en particulier le clergé, ne se pensent pas ultimement soumis aux lois d'un état, même si, de fait et en dernier recours, ils sont bien obligés de s'y plier. L'Eglise se pense ainsi un état supérieur à tous les états. Elle a ses propres lois, sa propre organisation. Elle n'a pas besoin de respecter les droits égaux pour les femmes et pour les hommes, par exemple. Elle a son propre système financier, même si elle ne possède plus guère de terres. Un signe : en pleine crise à cause des abus sexuels révélés en son sein, l'Eglise romaine en Suisse organise un tribunal parallèle aux tribunaux civils. Dans un tel contexte, on peut facilement imaginer que certains évêques ont pu couvrir certains de leurs prêtres parce que, dans leur esprit, les lois du royaume de l'Eglise sont supérieurs aux lois humaines. Parallèlement la défense des intérêts du royaume l'emporte sur les intérêts des individus abusés. Certains prêtres ont pu penser qu'en dédiant leur vie à la cause du royaume, ils n'étaient pas soumis aux lois du vulgum pecus. Entre membres du royaume, on n'allait quand même pas se dénoncer les uns les autres...
Imaginons maintenant que l'Eglise ne se comprenne pas comme amorce du royaume de Dieu sur terre, mais comme l'institution qui transmet aux humains l'invite que Dieu leur adresse de le laisser régner sur leur vie. Il en résulte d'abord que chaque individu est responsable de laisser Dieu régner ou de ne pas le faire. Dieu ne règne pas par une institution qui défendrait ses droits contre d'autres institutions mondaines. A la manière de l'apôtre Paul, l'individu qui laisse Dieu gouverner sa vie pourra reconnaître dans les pouvoirs politique, économique, juridique... des moyens par lesquels Dieu règne de manière cachée pour éviter que sa création ne devienne un désert. Il y sera soumis, mais aura aussi la responsabilité de dénoncer toutes les fois – et elles sont très nombreuses ! – où ces autorités mondaines ne respectent pas la loi de Dieu. Et, par dessus tout, il aura la responsabilité de montrer à ses contemporains quelles bénéfices ils peuvent tirer s'ils laissent Dieu déterminer tout ce qu'ils sont. Le premier de ces bénéfices sera certainement la liberté-responsabilité que cela représente à l'égard de toutes choses. Même si cela doit rester dans des instants privilégiés, le règne de Dieu sur ma vie à aussi l'avantage d'être une réalité qui peut se vivre pleinement ici et maintenant et en toutes circonstances.
On me demandera maintenant comment Dieu règne-t-il pratiquement sur ma vie. Il y faudra d'autres blogs... Cependant, pour ne pas laisser la question sans réponse, je dirai qu'on peut se rapporter au sermon sur la montagne et aux paraboles de Jésus pour se faire une première idée de ce que cela peut bien signifier.