Suicide
En ouverture du Mythe de Sisyphe, Camus écrit : « Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide ». Dostoïevski, dans son son Journal d'un écrivain d'octobre 1876 rapporte une lettre (fictive) écrite par un suicidé. A mon sens, quiconque veut parler du sens qu'il y a vivre devrait se donner les moyens de répondre aux arguments de ce suicidé.
Qu'on me permette d'abord de résumer ses principaux arguments. Je n'ai pas choisi de venir au monde. Je n'ai pas choisi de naître avec une conscience morale, donc de souffrir en étant sans cesse tourmenté par des questions sans réponse, par des aspirations impossibles à réaliser... Il aurait mieux valu que je fusse créé pareil à tous les animaux. Ceux qui consentent à vivre comme des animaux ne font que manger, boire, dormir, construire un nid et faire des enfants. Or j'en suis incapable à cause de ma conscience morale. Il me faut « construire mon nid » par des moyens corrects, raisonnables et moralement justes. A quoi bon ? Tout cela peut dès demain retourner au néant. Je ne pourrai jamais être heureux sous la menace de ce « zéro pour demain ». La nature me laisse penser qu'une harmonie du tout pourrait exister. Or malgré tous mes efforts je ne puis y participer. Le malheur est redoublé par le fait que, de notre malheur, on n'a personne à qui demander raison. Tout semble s'être passé selon les lois inertes de la nature et me voici qui souffre, à cause de ces lois, de ne pas pouvoir me réaliser moi-même. L'homme n'aurait-il été mis sur terre que pour voir si un être ainsi fait arriverait ou non à y vivre ? Mais qui a tenté cette expérience ? Personne ! Il n'y a donc personne à accuser. Je ne puis que condamner la nature et ses lois – c'est-à-dire personne – de m'avoir mis au monde pour souffrir. Or comme je ne puis mettre la nature à mort, il ne me reste qu'à m'ôter la vie pour faire cesser cette « comédie stupide »
Un argument classique à opposer à ceux de ce suicidé consiste à affirmer que la vie a un sens parce qu'on a été créé par Dieu et qu'on n'a pas le droit de détruire ce que Dieu a donné. On remplace simplement dans les arguments ci-dessus la nature par Dieu. Même si nous avons été voulus par Dieu, nous n'avons pas choisi de venir au monde avec une conscience tourmentée, etc... Là au moins, me dira-t-on, on a quelqu'un à accuser et à mettre à mort. Mettre Dieu à mort ne change pourtant rien à rien. On souffre de ne pas pouvoir devenir soi-même, de ne pas avoir accès au bonheur pourtant promis. La doctrine du Dieu créateur n'est pas une réponse à la question du sens de la vie et du suicide. La question reste, en effet, de déterminer pourquoi Dieu m'a créé avec de tels défauts.
Dans le Journal d'un écrivain de décembre 1876, Dostoïevski offre sa solution. Il prétend que ce qui manquait à ce suicidé, c'était la foi en l'immortalité de l'âme. Il laisse entendre que, s'il y a quelque chose d'immortel en moi, je puis espérer une récompense dans l'au-delà pour mon combat en ce monde contre tout ce qui me désespère de ne pas pouvoir devenir moi-même. Si le bonheur n'est pas possible ici et maintenant, il suffit d'attendre. Cet argument possède au moins quatre graves faiblesse. La première : il est totalement désespérant de se dire que le bonheur ou la réalisation de soi ou la capacité de coller à soi-même sont des réalités qu'on ne peut pas expérimenter, mais seulement espérer. La deuxième : en nous parlant d'un dieu de pure grâce, Jésus avait radicalement remis en question l'idée de récompense dans l'au-delà. La récompense on l'a déjà reçue. Elle consiste en la possibilité de vivre une vie dotée de sens ici et maintenant déjà. La troisième : quel bonheur peut-il y avoir pour un âme immortelle détachée de nos corps mortels ? La quatrième : en tant que créatures de Dieu, nous ne sommes en rien immortels ; tout de nous meurt, excepté le souvenir que Dieu garde dans ses « livres » de cet être pleinement mortel que nous sommes.
Sans postuler l'immortalité de notre âme, il est possible, en christianisme, de répondre à la lettre d'un suicidé résumée ci-dessus d'une manière assez semblable à la réponse dostoïevskienne. Plutôt que de croire en l'existence d'une partie immortelle de nous-mêmes, on peut, en effet, se référer à la confiance mise en un parole prononcée en Jésus de Nazareth. Cette parole m'affirme que mon être entier possède une valeur incommensurable en dépit de tout le non-sens de ma vie, de tout le mal que je fais ou qui m'est fait, de tous mes efforts inutiles pour accéder au bonheur... Si elle est vraie, cette parole ne peut être que parole d'un être transcendant, absolu, parole de Dieu. Et cette parole ne peut être vraie que si je lui fais confiance. Le sens de ma vie dépend donc de la confiance que je mets en cette parole.
Mais quel sens possède ma vie dont on me dit qu'elle vaut la peine d'être vécue en dépit de..., malgré... (blog du 17 juillet, https://www.reformes.ch/blog/jean-denis-kraege/2023/07/en-depit-de ) ? Si cette parole est vraie parce que je lui fais confiance et que cette parole devient alors parole de Dieu pour moi, le sens de ma vie consistera à mettre ma vie au service de celui qui me l'a dite, au service de ce dieu qui a visiblement besoin de moi pour mener sa lutte contre le mal, la souffrance, le non-sens, les aliénations, les mensonges, la mort... Au suicidé de Dostoïevski, je répondrai donc qu'effectivement je n'ai pas choisi de naître, mais que ma vie a été voulue par un être qui a besoin de moi en ce monde pour l'aider à résister à toutes les forces qui m'empêchent d'accéder au bonheur. Ainsi je me réalise moi-même : je suis donné à moi-même pour mener avec les faibles moyens qui sont les miens cet immense combat. Ainsi je vis heureux : heureux de pouvoir apporter ma petite contribution à cette gigantesque entreprise de résistance dans laquelle je ne suis pas seul. Même si demain tous mes efforts peuvent être réduits à zéro, cela vaudra la peine d'avoir participé à cette immense entreprise de résistance qui toujours dépassera infiniment les faibles moyens qui sont les miens...