Pascal et la proposition chrétienne

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Blaise Pascal
Blaise Pascal

Pascal et la proposition chrétienne

Par Jean-Denis Kraege
30 octobre 2023

Le philosophe français Pierre Manent a publié en 2022 chez Grasset, quatrième centenaire de la naissance de Blaise Pascal oblige, un livre intitulé : Pascal et la proposition chrétienne. Ce livre est d'abord intéressant de par son titre. Il présente le christianisme comme une « proposition ». Proposer, ce n'est pas imposer. La tâche des Eglises ne consiste pas à imposer quoi que ce soit à qui que ce soit, ce qu'elles ont par trop fait pendant des siècles. Elle revient à proposer quelque chose au monde, ce qu'elles ont par trop cessé de faire.

Pierre Manent insiste sur l'importance qu'il y a à faire retentir aujourd'hui la proposition chrétienne face à une humanité occidentale qui a adopté un seul dogme : chacun a le droit de penser et de dire ce qu'il veut, en conséquence de quoi cessons de chercher à convaincre autrui. Il propose d'en revenir à Pascal, car ce grand savant et théologien du milieu du XVIIe siècle appartient à l'époque où ce dogme « moderne » commence à apparaître.

Manent fait remarquer que cette dérive ultra-tolérante et désengagée atteint même les Eglises. On y proclame fort judicieusement que nous sommes tous frères parce qu'enfants d'un même père, mais on s'empresse d'ajouter que toutes les religions partagent cet avis. Or ce n'est pas le cas de toutes les religions. L'Islam, par exemple insiste sur la fait qu'Allah ne peut avoir de descendance et que donc ne sont frères et sœurs que ceux qui partagent la même foi, font partie de l'umma, de la communauté des croyants. En la matière, il y a donc au moins une proposition chrétienne et une proposition musulmane. S'il est important qu'il y ait dialogue plutôt qu'affrontement entre les défenseurs de ces deux propositions, il n'est pas correct d'affirmer que tout le monde est d'accord avec la proposition chrétienne en matière de fraternité humaine.

Pierre Manent aimerait qu'il y ait aussi débat au sein de la civilisation marquée par le christianisme (en gros l'Europe et les Amériques). Ce débat devrait avoir lieu entre les défenseurs de la proposition chrétienne et la grande majorité des membres de cette civilisation qui sont agnostiques, les vrais athées n'y étant qu'une toute petite minorité. Or les Eglises refusent trop souvent ce débat. Elles adoptent la tactique des jésuites contre lesquels se battit Blaise Pascal dans les Provinciales : tenter d'arranger les bidons pour ne pas froisser ses interlocuteurs et être reconnu comme bienveillant, la porte étant toujours ouverte si jamais il prenait à ces agnostiques l'idée de rejoindre la maison ancestrale...

Pour mener ce débat avec les agnostiques, les Eglises auraient tout lieu de s'inspirer du fameux pari de Pascal. En bref, l'idée du pari se base sur le fait qu'aucune preuve de l'existence (comme de l'inexistence) de Dieu n'est possible pour convaincre les agnostiques et les athées. Il faut dès lors leur montrer qu'on ne peut que parier : parier que la proposition chrétienne est vraie et donc que Dieu existe ou parier qu'elle est erronée et que Dieu n'existe pas. L'enjeu du pari n'est autre que le bonheur, la vie dite éternelle, la vraie vie dès maintenant et pour toujours, une vie libre, qui a du sens et de la cohérence... La position de la grande majorité de nos contemporains agnostiques consiste à refuser de choisir, à suspendre leur jugement, car, prétendent-ils, personne ne peut savoir si la proposition chrétienne est vraie ou fausse. Pascal approuve, jusqu'à un certain point, les pyrrhoniens, c'est-à-dire les sceptiques. Il est d'accord que, dans bien des cas, il faut suspendre son jugement (a propos de l'existence de Dieu défendue rationnellement, à propos des raisons qui ont poussé Adam et Eve à commettre le premier péché, etc...). Mais il montre que lorsqu'il s'agit de Dieu, on ne peut que parier pour ou contre son existence. Il n'y a pas de tierce possibilité. Cette radicalisation n'est cependant valable aux yeux de Pascal que dans le cas de notre relation à Dieu. Pourquoi ?

Dans sa démonstration, Pascal pose d'abord que le jeu donne autant de chance à celui ou celle qui parie que Dieu existe et à celui ou celle qui parie qu'il n'existe pas. Ni l'un ni l'autre ne « savent », en effet, quoi que ce soit à propos de l'existence de Dieu dont dépend la valeur de la proposition chrétienne. Il fait ensuite allusion à ce qu'il appelle les « partis ». Il s'agit de la part qui revient à chaque joueur ayant parié dans le cas où le jeu est interrompu. Or notre jeu sera irrémédiablement interrompu par notre mort. Et que mettons-nous en jeu ? quelque chose de fini. Par contre le gain promis est infini (la vraie vie, la vie éternelle). Il s'ensuit que le gain réel de notre pari sur Dieu est infini ou nul. Pourquoi nul ? Si Dieu n'existe pas et que la proposition chrétienne est fausse, on ne gagne rien parce que cette vie-ci, cette vie finie, ambigüe, mal fagotée, on la possède déjà. On peut aussi dire qu'au cas où la promesse d'une vie éternelle est une fausse promesse, on ne perd rien.

On rétorquera ici que suivre la proposition chrétienne exige des sacrifices qui ne sont pas exigés de qui ne la suit pas. On perd donc quelque chose à suivre la proposition chrétienne, s'il s'avère que celle-ci est fausse. Certes répond Pascal, mais que perd-on ? Des « plaisirs empestés », la « gloire » et des « délices », c'est-à-dire rien ! Par contre ce qu'on est sûr d'avoir, même si Dieu n'existe pas, mais qu'on se comporte comme si la proposition chrétienne était vraie, c'est d'être « fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère, véritable ».

Pascal montre aussi que, si on nous promettait une autre vie après notre mort, on pourrait peut-être hésiter à parier, mais que dès deux vies promises, cela vaut la peine de « gager ». Alors quand on nous promet une infinité de vies, il n'y a pas à hésiter : il faut parier. Et d'ajouter que cela vaudrait la peine de parier même si il y avait une infinité de chances que la promesse soit fausse contre une seule chance que la promesse d'une « infinité de vies » soit vraie, précisément parce que ce qu'on pourrait gagner serait une vie infinie !

On ne peut donc s'abstenir de parier. Il faut choisir sans preuve parce qu'il s'agit de l'absolu et qu'« on est embarqué ». Le scepticisme et la suspension de son jugement sont donc non-pertinents quand il s'agit de Dieu. Dès lors pourquoi les chrétiens ne proposent-ils pas plus souvent à leur contemporains ce raisonnement pascalien ? Le plus grand malheur que puisse connaître aujourd'hui la proposition chrétienne est, en effet, l'indifférence. Or le pari de Pascal montre que l'indifférence, parce que la neutralité, est impossible lorsque l'absolu est en question.

Pour faire un pas supplémentaire en direction des agnostiques si nombreux aujourd'hui, il faudrait être à même de leur présenter d'une manière relativement succincte quel est le contenu de la proposition chrétienne. Pour l'esquisser, il me faudra pour le moins un autre blog. Donc : à suivre.