OUI à quelle vie?
Les « évangéliques » états-uniens aidés par l'extrême droite trumpienne et ses juges à la Cour suprême ont remis à l'agenda la question de l'avortement. On peut parier qu'elle va reprendre de l'ampleur chez nous aussi. Le slogan « OUI à la vie » n'a jamais du reste cessé d'être brandi, en particulier en milieux chrétiens. Avec ce slogan on cherche à englober refus de l'avortement et du suicide (en particulier du suicide médicalement assisté).
Malheureusement le français ne comprend qu'un mot – le mot « vie » – pour dire pour le moins deux choses assez différentes. Le grec du Nouveau Testament utilise quant à lui au moins deux mots : les mots « zoé » d'où nous avons tiré zoologie et « bios » que nous utilisons dans biologie. Il est même un texte célèbre du Nouveau Testament qui permet de comprendre cette distinction. Il s'agit de la parabole du fils perdu et retrouvé (Luc 15,11-24). Dans cette histoire, le fils cadet demande sa part d'héritage à son père. Le texte utilise le mot bios pour désigner ce que l'on traduit par la « fortune » ou le « bien » que le père partage entre ses fils. Le bios désigne dans ce contexte ce qui permet de vivre matériellement. Par extension, le bios est la vie qu'on peut dire physique ou justement « biologique ». Plus loin dans le texte, quand le fils revient vers son père, ce dernier affirme que son fils qui était mort est maintenant vivant : il est revenu à la « zoé ». Son fils n'était pas biologiquement ou physiquement mort puisqu'il revient supplier son père de le prendre comme esclave-serviteur. Ce qui était mort, c'était la relation du père et du fils. Pour son père, son fils était mort et pour le fils, son père était mort. Il est revenu à une vie relationnellement bonne. Pour prendre un autre exemple, pour parler de la « vie éternelle » on ne parlerait jamais du « bios » éternel. On parle de « zoé » éternelle. On peut aussi dire que « bios » qualifie la vie quantitativement : il y a de la vie ou il n'y en a pas. Quant à « zoé » elle qualifie la vie qualitativement.
Quel lien faut-il alors faire entre ces deux aspects de ce que nous appelons la vie ? D'abord il semble bien clair que, avant notre mort, « zoé » ne peut pas exister sans « bios ». La qualité de vie d'un être qui n'a pas encore été conçu ou qui est biologiquement mort semble être nulle. Par ailleurs, quand la vie biologique ou « physique » est menacée, on a peu de temps à consacrer à améliorer sa « zoé » ! Mais une vie qui n'a plus aucune qualité vaut-elle encore la peine d'être vécue ? La vie totalement absurde d'un esclave moderne qui doit travailler dans des conditions sordides, un nombre d'heures énorme, pour un salaire de misère lequel lui permet à peine de survivre est-elle encore une « zoé » ? Il n'y a donc pas de zoé sans bios ni de bios qui vaille la peine d'être vécue sans zoé.
Les conséquences de cette interaction entre bios et zoé sont nombreuses. Une première a trait à la vie éternelle. Elle est une zoé d'une qualité parfaite, une vie qu'il vaut vraiment la peine de vivre dès ici et maintenant. Mais qui dit « éternelle » dit aussi que la mort ne devrait pas avoir prise sur elle. Si le corps biologique meurt, comment peut-il y avoir vie éternelle puisque zoé et bios sont nécessairement liés ? Réponse : il ne faut pas faire ici l'erreur d'identifier la vie éternelle à celle d'une âme qui serait indépendante du corps comme le pensaient les grecs ainsi que de nombreux autres peuples. La seule solution pour Paul et les christianismes primitifs, c'est que Dieu donne un nouveau corps, un nouveau sôma (qui fait actuellement partie du bios) complètement différent de l'actuel à cette zoé éternelle (I Corinthiens 15,25-58 en particulier v.38). Entre notre trépas et notre résurrection, s'il existe un temps entre les deux – mais qui peut se prononcer à ce sujet ? – , notre zoé reste inscrite dans les livres ou la mémoire de Dieu. Pourtant, sans corps ou bios, elle n'est pas vivante. C'est la raison pour laquelle la résurrection est entendue en christianisme comme une recréation d'un être complet ou résurrection des corps, même si cette complétude est différente de la complétude actuelle formée par l'addition d'un bios et d'une zoé.
L'interaction nécessaire entre bios et zoé signifie aussi que l'on ne peut séparer en Dieu ce qu'il est convenu d'appeler le créateur et le sauveur. Une religion concurrente du christianisme au moins dès le IIe siècle de notre ère et qui resurgit très régulièrement même sous l'appellation de « christianisme », le gnosticisme, dissocie les deux. Elle considère le créateur comme un dieu mauvais, méprisable, contre lequel il s'agit de lutter alors que le dieu sauveur est le dieu positif, libérateur de l'âme enchaînée à la matière. La proposition chrétienne au contraire voit le même Dieu dans mon créateur et mon sauveur. Elle ne méprise nullement le corps, le matériel, la nature... Le salut, la vie éternelle se vit d'abord ici et maintenant, dans ce monde-ci, dans ce corps-ci, dans cette vie biologique-ci.
Quand on brandit le slogan « OUI à la vie », on ne prend en compte que la « bios ». On affirme que, dès la conception, le « bios » existe. C'est là une évidence. Or on vient de voir qu'un « bios » n'est rien sans « zoè » ! Une vie physique n'est rien sans une certaine qualité de vie. Quelle qualité de vie promet-on à un fœtus qui n'est pas désiré, pire : qui est haï ? Quelle qualité de vie promet-on à un fœtus qui viendra gravement pénaliser la vie d'autres enfants nés avant lui et qui naîtra dans un milieu plus que défavorable, radicalement dégradé ?
Quand on brandit le slogan « OUI à la vie » face à la possibilité de mettre fin à ses jours alors que la zoé, la qualité de notre vie s'est tellement dégradée que notre survie biologique, notre « bios » devient insupportable, on réduit la « vie » au seul « bios ». On oublie que « bios » et « zoé » vont de pair.
Qu'on me permette de renvoyer, à propos de cette distinction et à bien d'autres conclusions qu'on peut en tirer à propos de notre fin de vie, au petit ouvrage de mon ami trop tôt disparu Pierre Paroz, qui fut pasteur dans le Canton de Berne, intitulé Prends soin de ma vie, Du devoir de vivre et du droit de mourir dans la dignité, paru aux Editions Olivétan à Lyon en 2010.