Renoncer à soi-même ?

Que crucifier en soi? / Porter sa croix à la suite du Christ
i
Que crucifier en soi?
Porter sa croix à la suite du Christ

Renoncer à soi-même ?

Par Jean-Denis Kraege
18 septembre 2023

Que signifie s'aimer soi-même de manière désintéressée, si être disciple, c'est imiter le Christ et c'est donc prendre sa croix, renoncer à soi, sacrifier ou perdre sa vie pour la cause de Dieu comme l'a fait Jésus (cf. Marc 8,34ss.). S'aimer soi-même semble ainsi contradictoire avec renoncer à soi-même ou avec se renier soi-même, voire avec se haïr soi-même comme certains traduisent ce devoir.

Un chrétien doit-il vraiment se haïr lui-même, comme on l'a si souvent prétendu dans l'histoire du christianisme ? Mais qu'est-ce que ce moi qu'il s'agirait de perdre, de haïr, de renier, auquel renoncer ? Pour le saisir, je me propose de faire un détour par une affirmation de l'apôtre Paul. Dans sa lettre aux Galates, Paul écrit : « Je suis crucifié avec le Christ : ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi ; ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi du Fils de Dieu, qui m'a aimé et qui s'est livré lui-même pour moi » (2,19-20). Paul est ici tout à fait conscient que son rapport à lui-même, à son moi n'est pas escamotable. C'est, en effet, en lui, Paul, que vit le Christ. Il vit en lieu et place de lui-même mais ne vit nulle part ailleurs que dans sa vie, dans sa chair ! Devenu chrétien, Paul reste Paul avec, par exemple son caractère forgé au cours de son histoire personnelle, avec ses expériences propres, avec ses choix de vie passés (son célibat par exemple), avec ses capacités et ses manques intellectuels, ce qu'il a appris chez les rabbins, mais aussi chez les stoïciens, avec ses questions inscrites dans un cadre historique bien précis... Alors qu'est-ce qui a changé chez Paul ? Qu'est-ce qui est crucifié en lui ? Quel est le « moi » auquel il a renoncé pour être remplacé par « la foi du Fils de Dieu » ? Il s'agit de ce qui en lui a la prétention de pouvoir gouverner sa vie, ce qui croit pouvoir maîtriser sa vie, organiser sa vie de manière autonome. Sa vie est maintenant maîtrisée par le Christ et, au travers de la foi du Christ qu'il partage, elle est conduite par Dieu et non plus par ce « moi ».

Son moi se trouve ainsi paradoxalement à deux niveaux. Il y a d'une part son moi constitué par toutes les relations constitutives de sa vie. Or, parmi toutes ces relations, existe une relation spécifique à l'ensemble de ce qu'il est et dans laquelle Paul a naturellement tendance à se penser maître de sa vie. Le problème est que cette relation spécifique à soi fait partie du nœud de relations qu'il est et que cette même relation à soi a aussi pour tâche de structurer ce nœud de relations dont elle fait partie ! Cette circularité fait que l'on a toujours davantage tendance à bétonner cette compréhension de soi comme maître de sa vie (ou au contraire comme déçu par sa vie, etc...). Le changement de compréhension de sa vie qui s'est produit chez Paul quand il a découvert qu'en imitant le Christ crucifié il convient de crucifier son moi, ce changement de compréhension de soi se situe ainsi à un niveau « méta » par rapport à tous les éléments qui constituent sa vie. Ce niveau « méta », une certaine tradition philosophique l'a qualifié de « compréhension de soi ».

Tout cela pour dire que lorsque le Christ marcien m'invite à renoncer à moi-même, ce n'est pas nécessairement pour m'inviter à nier la valeur de tout ce que j'ai fait, découvert, subi, etc. Il m'invite à renoncer à mon attachement à moi-même, à la confiance que je mets en mes propres ressources pour me réaliser moi-même, pour me « sauver » moi-même. Il m'incite en d'autres termes à renoncer à ce que le judéo-christianisme qualifie de péché. C'est le pécheur qui en nous est crucifié avec Christ. Comme le Christ avait crucifié sa manière humaine trop humaine de se comprendre lui-même pour laisser sa vie gouvernée par Dieu seul, nous sommes invités à mettre nous aussi une croix sur notre moi et sur tout ce monde qui vit recourbé sur lui-même (cf. Galates 6,14) et de laisser Dieu être le maître de notre vie.

Ce changement de maîtrise aura de nécessaires conséquences sur la manière dont notre relation à nous-mêmes organise les uns par rapport aux autres les éléments constitutifs de ce que nous sommes. Notre relation à nous-mêmes ne sera, par exemple, plus la première servie par rapport à notre relation à autrui. Comme exprimé dans mon blog précédent, une rééquilibrage devra avoir lieu. Ou encore : je ne pourrai plus sacrifier la nature à mon amour autocentré avec toutes les conséquences écologiques qui en découleront. Je devrai structurer les éléments de ma vie et leurs relations à la lumière de ce que Dieu m'a donné à connaître en Jésus de Nazareth.

Cette transformation de notre compréhension de nous-mêmes, elle est désignée dans les évangiles d'un mot grec : métanoia. Souvent on a malencontreusement traduit ce mot par « repentance ». Or il y a quelque chose de trop moralisateur dans « repentance ». C'est comme si on n'avait pas bien fait alors qu'on aurait pu faire mieux. Or nous ne pouvions pas faire mieux. Il allait humainement de soi que, pour survivre, il nous fallait avoir confiance en nous-mêmes. Tout notre entourage nous le disait. Plus encore toutes les religions nous y encourageaient. Et soudainement Jésus de Nazareth vient nous dire qu'effectivement nous ne pouvions pas faire mieux avec la compréhension de nous-mêmes qui était « naturellement » la nôtre, mais qu'il nous fallait littéralement « changer d'esprit », de compréhension de nous-mêmes si nous voulions vivre de manière authentique. Ce nouvel état d'esprit consiste à renoncer à prétendre s'en sortir par nous-mêmes et à laisser toute la place à Dieu, vivre grâce à Dieu et à lui seul.

Encore une chose liée à ce « renoncer à soi-même » : suivre Jésus ce n'est pas seulement renoncer à soi-même, mais aussi « porter sa croix », dit le texte de Marc. Or on a souvent compris que cela signifiait que, pour suivre Jésus, il fallait supporter sans broncher les souffrances qui nous adviennent. On est même allé jusqu'à faire une bonne œuvre de cette acceptation de la souffrance qui nous ferait participer un petit peu à ce que le Christ a subi... Or porter sa croix ne signifie pas d'abord souffrir, mais mettre une croix sur son moi tout comme Jésus l'a fait (cf. Marc 14,36). Cela signifie dire à notre Père « non ce que je veux, mais ce que tu veux ». Certes il y a une souffrance morale à renoncer à faire comme on l'a toujours fait et comme on est constamment tenté de le faire, à savoir de gouverner sa vie de manière (en apparence) autonome. Dans ce « porter sa croix à la suite du Christ », il s'agit avant tout d'une imitation spirituelle de Jésus et non de partager les souffrances physiques du crucifié.

En réponse à notre question première de ce blog, s'aimer soi-même n'est pas contradictoire avec renoncer à soi-même dans la mesure où il s'agit de mettre une croix sur son égo-centration et de s'aimer soi-même de manière absolument désintéressée en sorte que nous puissions continuer à aimer Dieu et le prochain.