Comment bien s'aimer soi-même?

Comment bien s'aimer soi-même? / Nombril, mon beau nombril
i
Comment bien s'aimer soi-même?
Nombril, mon beau nombril

Comment bien s'aimer soi-même?

Par Jean-Denis Kraege
11 septembre 2023

Le chrétien est invité à faire preuve d'amour désintéressé (agapé)1. Si l'on peut imaginer pouvoir aimer Dieu ou son prochain sans ne rien attendre en retour, on voit plus difficilement comment s'aimer soi-même de manière non intéressée. Or le chrétien n'est pas seulement appelé à aimer Dieu et son prochain, mais aussi à s'aimer lui-même de cet amour fou.

Un premier problème surgit autour du « comme » du « aimer son prochain comme soi-même ». On peut le comprendre au sens d'aimer son prochain autant qu'on s'aime soi-même, c'est-à-dire énormément, infiniment. L'intention de ce résumé de la seconde table de la loi est alors de nous inciter à rétablir l'équilibre entre l'amour excessif que l'on manifeste pour soi et celui que l'on est appelé à témoigner à son prochain. Ce sens de « comme » me semble tout à fait acceptable et même spirituellement recommandable.

Mais on peut aussi comprendre autrement ce « comme ». Cette seconde manière de l'interpréter me paraît aussi valable que la précédente avec de plus l'avantage d'intégrer l'exigence de rééquilibrage. Cette seconde manière de voir provient de ce que le verbe « aimer » dans la phrase « aimer son prochain comme soi-même » est précisément le verbe grec « agapaô ». Il désigne non pas l'amour excessif et par nature très intéressé de soi, mais un amour totalement désintéressé. Le chrétien est ainsi appelé à s'aimer de manière désintéressée lui-même tout en aimant de manière tout aussi désintéressée son prochain. Mais comment s'aimer soi-même sans être personnellement intéressé-e ?

Car s'aimer de manière désintéressée paraît tout simplement impossible. On ne peut, semble-t-il, qu'avoir un intérêt personnel à s'aimer soi-même. Pourtant, à y réfléchir un peu plus longuement, on s'aperçoit qu'on peut être incité à s'aimer soi-même non par attachement pour soi, mais parce que, si l'on ne s'aimait pas un peu soi-même, on ne pourrait en vérité aimer ni Dieu, ni son prochain. L'amour de soi n'est plus alors une fin en soi. Il est nécessaire à l'amour de Dieu et à l'amour du prochain.

Pour comprendre ce que signifie s'aimer de manière totalement gratuite ou « grâcieuse », il convient certes d'opposer d'abord cet amour à l'amour intéressé ou égoïste de soi, mais aussi à la haine de soi. Premièrement, on ne peut vraiment aimer Dieu en s'aimant égoïstement soi-même. En effet, arrive très rapidement un moment où il faut choisir entre les deux. Et notre tendance est automatiquement à s'aimer soi-même de manière purement intéressée. Au mieux fera-t-on alors de Dieu une idole à notre service. Mais on peut aussi ne pas aimer Dieu comme il le faudrait en refusant tout amour de soi, en se sacrifiant pour lui. J'ai connu des hommes et des femmes qui, littéralement, s'épuisaient à vouloir servir Dieu. Dormir était un luxe qu'il fallait réduire au strict minimum parce que, quand on dort, à leurs yeux, on ne sert pas Dieu (et le prochain). Il allait de soi que se marier n'était pas compatible pour eux avec le service de Dieu, car dans l'amour entre humains il y a une dispersion de ses forces qui doivent être tout entières consacrées au service du seigneur... Résultat : des êtres ascétiques, desséchés qui ne faisaient pas envie d'être côtoyés et qui s'épuisaient à servir leur dieu. Or aimer Dieu, cela signifie aussi savoir prendre des temps de ressourcement pour pouvoir mieux le servir plus tard. Cela signifie entretenir sa forme physique pour durablement pouvoir le servir. Cela signifie donc marcher, bien dormir, manger de manière équilibrée, etc. En d'autres termes, cela signifie s'aimer authentiquement soi-même, non de manière égocentrée, mais désintéressée, gratuite ou encore libre, dans le but d'aimer vraiment et durablement Dieu et le prochain.

Il en va exactement de même à propos de l'amour du prochain. Ici aussi deux écueils sont à éviter. Le premier : s'aimer soi-même dans son amour de l'autre. Combien d'amours intéressées ne côtoie-t-on pas ? On aime l'autre pour son argent, pour la sécurité qu'il ou elle offre, pour la gloire de se montrer à ses côtés, pour sa solitude ainsi brisée... De telles amours utilitaristes du prochain ne correspondent absolument pas à ce que le judéo-christianisme qualifie d'agapé. Mais on connaît également des êtres qui se sacrifient eux-mêmes par amour d'autrui. J'ai eu le malheur de célébrer le service funèbre d'un homme dans la cinquantaine qui avait eu quatre enfants dont le dernier était handicapé. Refusant de le placer dans une maison spécialisée, cet homme et son épouse avaient décidé de garder leur enfant à la maison. Sa femme étaient morte d'épuisement quelques années plus tôt. Sa mort à lui n'avait elle aussi d'autre explication que l'épuisement. Or les trois enfants aînés étaient furieux du choix de leurs parents. Non seulement ils n'avaient eux-mêmes eu guère ou pas d'enfance, mais ils avaient à trouver une solution pour leur sœur qui ne pouvait être placée aussi facilement maintenant qu'une quinzaine d'années auparavant. Ce couple avait cru bien faire en se sacrifiant pour leur prochain. Ils n'avaient pas su aimer authentiquement leurs enfants alors que telle était pourtant leur intention de chrétiens engagés.

Aimer son prochain ne consiste ni à s'aimer soi-même dans son amour pour autrui, ni à se sacrifier pour l'autre au point d'assez rapidement ne plus pouvoir poursuivre ce service de l'autre faute de s'être suffisamment aimé soi-même.

 

Dans un futur blog, il me faudra toutefois me coltiner avec l'exigence de Jésus de renoncer à soi-même pour le suivre en portant sa croix...

1Comme je l'avais expliqué dans mon blog du 8 mars intitulé « En amour : éros ou agapé ? » (https://www.reformes.ch/blog/jean-denis-kraege/2023/03/en-amour-eros-ou-agape)